FÊTE DU BRUIT

Sexe en Free Party 

Lettre ouverte contre l'amendement 

Libre et gratuit 

Réagissons ! 

Bruyante Techno

La free party, projet de rave gratuite, apparaît historiquement comme une conséquence de la difficulté d'organiser une fête basée sur la musique techno. Tandis que la majeure partie du mouvement techno est animée par un désir de s'insérer dans la société, la free party témoigne au contraire d'une clandestinisation, d'un décrochement vers une contre-culture souterraine.

Essaimant dans toute l'Europe, la free party techno donne à vivre une fête fonctionnant sur des principes nettement distincts de ceux établis par la culture dominante. À côté, voire contre la société, suivant le degré de répression dont elle fait l'objet.

Si le bruit est mis en avant dans cette analyse de la free party, c'est pour mettre en évidence la position radicalement conflictuelle que ce courant de la musique techno occupe dans la société française actuelle. Le bruit est vecteur d'une idée de transgression des règles communes, autant qu'un point de conflit esthétique.

Manifestation la plus extrême de l'enthousiasme déclenché par la techno, le teknival est apparu en France en 1993 . Ce festival de musique techno, gratuit, clandestin et réunissant un grand nombre d'organisateurs de free parties (appelés sound systems), s'étend sur une semaine entière. La fête est continue, le son ne cesse jamais et les ravers ont le loisir d'aller jusqu'au bout de leur forces se frotter à Dionysos, dans une orgie de bruit technologique et de fureur psychotrope. Aboutissement d'une logique festive logarithmique, le teknival se reproduit à travers toute l'Europe, attirant des foules toujours plus nombreuses. Apparu au milieu de l'été 1993, il a couvert l'ensemble de la période estivale les années suivantes. Il commence à déborder en 1998 sur le reste de l'année, débutant en mai et finissant en septembre, et ressurgissant même à l'improviste au beau milieu de l'hiver, lorsqu'un organisateur a l'audace d'allonger une free party jusqu'au week-end suivant. Le vacarme de la techno underground est en pleine expansion, éclatant les limites de la fête, accentuant son essence déraisonnable. N'importe quel sound-system peut prendre l'initiative d'organiser un tel événement, la condition étant de réunir suffisamment de monde pour ne pas risquer une éviction rapide par les forces de l'ordre. Il faut pouvoir mobiliser beaucoup de ravers prévenus à l'avance de la date mais ignorant lieu exact. L'invitation est également lancée à tous les autres sound-systems selon le principe de "plus on est de fous, plus on rit".

Pour aborder le sujet, il est nécessaire de revenir au préalable sur la situation actuelle de la musique techno dans la société française en particulier. La forte médiatisation du mouvement, l'importance des enjeux qu'elle représente pour son public, les médias, les autorités et les entreprises commerciales font que toutes les parties, directement concerné ou non, ont une opinion formée à son sujet.

Comment la techno a-t-elle pu être à l'origine d'un nouveau type de fête hors la loi ? Tout est parti d'une musique créée par trois noirs américains de Detroit, dont l'excentricité a consisté à fusionner des musiques dansantes et non dansantes, électroniques et instrumentales, noires et blanches, européennes et américaines, dans un contexte urbain dévasté par l'industrie automobile en récession. Dans le même temps, une lassitude pour la musique rock, trop intégrée dans l'industrie des loisirs, prédispose son public traditionnel à de profonds changements.

La techno et la house viennent respectivement de Detroit et de Chicago, aux État-unis. La rave vient d'Angleterre. La techno, bien qu'américaine, est nettement influencée par les musiques électroniques européennes, tandis que la house reste dans la lignée des musiques afro-américaines. Ces musiques sont nées dans des clubs, espaces clos réservés à une clientèle très particulière : gays noirs des grandes villes américaines ; gays blancs en Europe, puis très rapidement l'ensembles des amateurs de clubbing2. Aux États-Unis la musique est profondément liée à son public, confinée depuis dix ans à une minorité ethnique et sexuelle, ce qui s'explique par le cloisonnement de la société américaine ; tandis qu'en Europe, la techno connaît une explosion populaire rapide.

Dès le début du mouvement, il apparaît qu'un nouveau type de drogue  est abondamment consommé dans le milieu de la techno, ce qui fait réagir les autorités. Fermeture des clubs, pressions sur le mouvement techno, assimilation de la musique à la drogue. Un arsenal législatif est déployé au Royaume-Uni pour lutter contre la consommation de drogues synthétiques en plein essor. Les clubbers sont trop enthousiastes pour se laisser interdire ces nouveaux plaisirs, et poursuivent la fête hors des villes : dans les raves. Là, ils rencontrent les travellers (marginaux nomades), les squatters expulsés et d'autres tribus urbaines marginales, dans un élan protestataire contre les lois anglaises jugées trop normatives. La répression exercée par l'État Britannique eu pour effet d'unir des mouvements qui auparavant partageaient peu de valeurs communes.

En marge ou contre la société ? La rave s'est inventée en réaction contre l'interdiction de la techno dans les clubs. Leur fermeture, leur réglementation empêchait à la fête techno de prendre tout son essor, de se développer jusqu'à l'aube au sein de la cité. La loi, le jugement moral de la culture dominante pesait de tout son poids sur ce nouveau sabbat. La revendication des ravers exprime très prosaïquement un désir hédoniste, faire la fête librement, sans conceptualisation idéologique, sans parti pris politique. Mais ce qui ne se fait pas dans les règles de la société se fait en dehors, donc fatalement contre celle-ci. Après une période d'expérimentation plus ou moins délibérément aux franges de la légalité, le couperet de la répression a réveillé et projeté ceux qui n'étaient pas prêts à négocier leur goût pour la fête techno dans la contre-culture.

La situation des raves française est en grande partie la conséquence de la politique anglaise de répression des raves clandestines. La Spiral Tribe a décidé d'exporter sur le continent le concept des free parties techno clandestines, autonomes, illégales et hardcore. Le gouvernement anglais a réprimé tout de suite le mouvement techno, relâchant en parallèle la pression sur les clubs et les grosses raves commerciales ó conscient qu'il est plus aisé de contrôler ces événements ó et pourchassant les organisateurs de raves clandestines. En France, les autorités ont mis plus de cinq années à faire la différence entre les free parties et les raves commerciales, ce qui a davantage pénalisé les organisateurs demandeurs d'autorisations et favorisé l'essor des raves clandestines. Lorsque la discrimination a commencé à être envisagée, les free parties avaient déjà pris une ampleur considérable, comme en témoigne le teknival de mai 98 près de Melun, rassemblant environ quinze mille personnes pendant trois jours.
 

Dimanche 3 mai 1998, Les Écrennes, Seine et Marne

Un barrage de la gendarmerie bloque la route, ce qui signifie que la fête n'est plus très loin. Un gendarme s'avance vers la camionnette en tête du convoi puis fait brusquement demi-tour alors que trois énergumènes chevelus complètement défoncés en sortent, gesticulant dans tous les sens et hurlant des propos incompréhensibles. Il est temps de se garer et de se rendre à pied sur place. En milieu d'après midi, pour son quatrième jour, le terrain du premier teknival de la saison n'est plus que boue et eau. Impossible de se déplacer normalement. Les jambes sont happées jusqu'au mollet, et on craint à chaque pas de perdre ses chaussures. Elles sont d'ailleurs abandonnées par centaines, dépareillées, le long des chemins qui ramènent à la civilisation. Beaucoup de teknivaliers sont couverts de boue. Je croise Janus : la face boueuse et le derrière intact. Il demande à tout le monde où se trouve l'entrée du métro alors qu'on est à 80 km de Paris. Il accueille la réponse avec une mine effarée puis continue sa quête. Tous les sound systems continuent à émettre puissamment, mais les DJs sont invisibles. Les danseurs ont également disparus, regroupés autour de leurs véhicules, sur le bitume d'une petite route à quelques centaines de mètres de l'immense clairière où sont installés la vingtaine de sound-systems participants. Le survol à basse altitude d'un hélicoptère de la gendarmerie ne trouble personne. On l'entend à peine. Devant le sound-system de la Spiral Tribe, la musique change. Du boum-boum répétitif, on passe à la déstructuration du drum'n'bass. Tout est haché, en accélération et en décélération brutale, pour désarçonner le danseur et l'obliger à se concentrer sur la musique. Tous les autres sons jouent de l'acidcore bien linéaire, constant, rapide et dansant. Le mix, on le fait soi-même en passant d'un son à un autre. C'est comme un DJ dont le principe est d'entrechoquer systématiquement les rythmes. À équidistance entre deux sons, on est coupé en deux, une oreille pour la droite, une pour la gauche. C'est amusant mais inconfortable, et on se laisse rapidement happer par l'un ou l'autre en avançant vers la source du son. Près de la lisière de la forêt, une petite dizaine de ravers regroupés devant un petit sound-system ont trouvé l'astuce pour pouvoir continuer à danser sans s'enfoncer dans la boue : ils ont mis des cagettes sous leurs pieds. Un radeau de la méduse pour le naufrage du teknival dans la boue. Tous les camions sont enlisés, certains au dessus des roues. Le lendemain, le paysan propriétaire des lieux monnaiera les services de son tracteurs pour tirer tous les sound-systems de ce faux pas. Un homme qui prenait des photos des danseurs est pris à partie et conspué par des membres du sound-system : "pas de photo !!!".

Autre rituel, autre public, autre musique. Pour pénétrer l'univers de la free party, on doit rentrer dans un réseau, apprendre certains codes sous peine de rester à l'écart, incrédule et déçu. L'information circule à travers la ville, mais dans un nombre de lieux restreint (trois ou quatre disquaires sur Paris). Les tracts sont en noir et blanc, esthétique de la photocopieuse et du logiciel de graphisme bon marché. Lignes dures et agressives, champignons atomiques et humanoïdes traversés par l'acide. Aux antipodes, les couleurs chaudes et chatoyantes des luxueux flyers en quadrichromie cartonnés des raves payantes représentant des arabesques liquides et autres paysages intergalactiques métaphores d'un ailleurs paradisiaque. La rave Métropole techno s'affiche sur les murs du métro parisien, attire le chaland quand le flyer de free party déroute et ne s'adresse qu'au converti. Il est diffusé de préférence de main à main dans les free parties et depuis peu sur quelques sites internet La free party s'enfonce dans le secret pour fuir la police et les médias, culture souterraine dont l'intérêt se nourrit du mystère qui entoure la préparation de la fête.

La police a rapidement constaté que la répression des raves commerciales allait favoriser la clandestinisation des raves et donc tout contact, tout moyen de pression sur les organisateurs. Les clubs, comme naguère les maisons closes, sont contrôlés étroitement par la police et/ou par la mafia. Les raves ont amené une nouvelle génération d'entrepreneurs de la nuit qu'il fallait contrôler sous peine de produire une contre-culture puissante et donc potentiellement dangereuse pour l'État.

La répression des raves en France s'opère dans un certain flou juridique et politique. "Aucune norme juridique ne concerne l'interdiction des soirées techno. (Ö) Le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur avait déclaré qu'il n'adopterait à l'égard de ce type de manifestation aucune attitude négative de principe. Au contraire, à l'Assemblée nationale, Jean-Louis Debré affirmait qu'il avait donné des ordres aux services de police et aux préfets, notamment dans la capitale, pour que le système répressif se mette en marche sans complaisance à l'égard de ceux qui organisent les raves." L'incohérence de cette politique a pénalisé au début du mouvement les organisateurs qui souhaitaient opérer dans la légalité. Les ordres aux services de police prirent la forme de circulaires confidentielles "Les soirées techno, des situations  hauts risques". Une nouvelle circulaire (datée de décembre 1998) a depuis été rédigée conjointement par les Ministères de la Culture, le Ministère de l'intérieur, le Ministère de la défense, le Ministère de la culture et de la communication pour les préfets de police ; laquelle distingue désormais nettement les raves qui demandent des autorisations (les raves payantes) de celles qui n'en demandent pas (les free parties). En tolérant les raves payantes les pouvoirs publics provoquent sciemment une séparation profonde entre les professionnels du spectacles et les organisateurs qui refusent tout compromis, plongent dans la clandestinité et contestent l'autorité de manière globale.
 

son non désiré

La première caractéristique du bruit, c'est d'être non désiré. C'est la plus ancienne définition du mot. En vertu des rapports d'opposition inhérents à toute société,  s'il est non désiré par les uns, le bruit a toutes les chances d'être désiré par les autres. La musique techno a été présentée de manière négative par les mass-médias pendant la première moitié des années 90. Musique abrutissante, répétitive, automatiquement produite par des machines, incitant à la consommation de drogue ; musique anonyme, peu créative, commerciale ; musique pour la jeunesse dorée, musique de néo-nazis, musique d'homosexuels, etc. La techno n'était donc qu'un instrument pour autre chose, une métaphore des maux de la société. Elle a en tout cas été l'exutoire des fantasmes morbides de nombreux commentateurs .

La presse rock n'était pas la dernière à dénigrer une musique sans groupe, sans concert, sans guitare, basse, chant, ni batterie. Incompréhensible, incompatible avec les formats de la musique populaire, sans message verbal donc a priori dénuée d'engagement social ou politique. La musique techno, sa forme, ses sonorités, ses procédés de composition, de diffusion, de consommation et d'écoute ont dérouté les spécialistes de la "culture jeune". Devant le langage musical inédit, sans refrain, sans nom d'auteur, entièrement instrumental, souvent sans mélodie ou harmonie, émit en continuum sur la dizaine d'heure que compte une rave en moyenne, le commentaire exogène s'est trouvé en panne d'inspiration. Les comportements entourant la rave ont concentré toutes les opinions inquiètes, mais désireuses de se rattacher à des éléments plus concrets que la musique.
 

son non musical

La musique est un bruit, le bruit est parfois musique, les deux notions s'attirent et se confondent depuis toujours, alors qu'on voudrait prudemment ordonner, séparer et classer. le bruit n'est que la qualification subjective et traditionnellement péjorative du son. Bruit et son sont les deux faces d'une même réalité. La musique n'est bruyante que pour celui qui l'entend. On peut donner du bruit une définition objective et scientifique, mais lorsqu'il est question de musique, le bruit est une qualification subjective qui engage au moins autant celui qui la prononce que celui qui produit le son. Le grincement d'une porte, le ré d'un violon, le ressac de la mer et le grésillement d'un amplificateur électrique sont des matériaux musicaux également valables sur le plan esthétique, bien que l'opinion couramment répandue réserve cette capacité à un ensemble prédéterminé d'instruments.

Il est absurde aujourd'hui d'opposer le bruit à la musique, de tracer une limite universelle entre les deux, tout comme il est absurde de réduire l'esthétique à l'étude du Beau. Le bruit ne signifie pas uniquement sur le plan musical : il est fonction du goût individuel, du jugement de valeur ; opinions construites et déterminées par des facteurs débordants la sphère proprement artistique.

La techno est une musique, donc un bruit. Elle est un bruit surtout dans sa capacité à échauder les oreilles des uns, enthousiasmer les autres, et, indépendamment de l'aspect esthétique, parce qu'elle perturbe directement l'ordre social. La rave, son principal lieu de diffusion, concentre en elle les principaux points conflictuels, en particulier pour le sujet de cette étude : la rave gratuite ó free party et teknival. Soit une consommation importante de drogue, une insécurité des lieux (puisqu'aucune commission de sécurité n'est venue l'homologuer), un non-respect de la législation sur le droit d'auteur, sur les débits de boisson et la propriété privée, une économie parallèle, nomadisme et marginalité. Ces pratiques incontrôlables, antisociales, irritantes pour les pouvoirs publics, sont selon les points de vues infimes ou généralisées. Elles sont en tout cas définitivement associées au mouvement techno. L'irritation est perçue comme un bruit indépendamment de toute considération esthétique.

 Paradoxalement, par un renversement des valeurs, le bruit est devenu une catégorie esthétique pour certains musiciens du milieu de la free party, comme le montre la prolifération d'artistes et de collectifs aux noms bruyants : irritant, infekt, noisecreator, corrosive, desert storm, tellurik, chaos, furious, full vibes, larsen family, TNT, DKP, Cavage, etc.

Les récentes découvertes en acoustique  ont montré que le son musical traditionnel contient du bruit résiduel, c'est à dire les fréquences non-périodiques étaient considérées comme absentes du son musical par les théories acoustiques depuis le XVIIIème siècle (Fourier puis Helmhotz). Le bruit est inexpugnable du phénomène acoustique : «Un son musical ne se réduit pas à un son périodique et on pourrait presque penser qu'il n'est musical que dans la mesure où il n'est pas périodique». En dehors du synthétiseur, il n'y a pas d'instrument qui soit capable de produire un son parfaitement juste et périodique, son dont la pauvreté aurait fait bondir Russolo déjà irrité par les sons "anémiés" de l'orchestre .

Le bruit est l'horizon de la musique. Nombre de chefs d'oeuvres aujourd'hui reconnus ont été considéré par leurs contemporains comme du bruit. Tout ce qui est nouveau est bruyant aux oreilles conservatrices. Tout est bruit pour qui a peur écrivait Sophocle. La notion de bruit est essentiellement subjective, bien qu'on puisse en donner une définition scientifique. Comme tout ce qui touche à la sphère esthétique, le bruit signifie tantôt une chose, tantôt son contraire.

L'histoire de la musique du XXème siècle a comme horizon le bruit, et c'est bien souvent aux points d'achoppement du bruit et de la musique que la création s'est concentrée. Il semble que la techno soit actuellement le principal lieu, en terme de diffusion et de création, de cette ouverture des musiques non-savantes au bruit. Les divers courants de la musique techno  n'accordent pas tous la même place au bruit et la musique diffusée dans les raves gratuites a bien d'autres caractéristiques, mais les remous qu'elle provoque dans la société, s'ils dépassent le cadre strictement musical, nous invitent à observer le phénomène par son élément le plus polysémique, aussi attirant qu'il peut être repoussant, novateur et destructeur, contenant en lui l'essence du mouvement.

Bruyante parce qu'écart à la norme des musiques socialisées, intégrées dans leur production et leur consommation, la techno émet un son sale, bruiteux, métaphore des lieux qu'elle habite pour quelques heures : hangars désaffectés témoins d'une activité intense mais aujourd'hui fantomatique. Le son revient temporairement dans des espaces autrefois bruyants d'une activité industrielle, celle-là même qui a sali durablement les espaces occupés. La techno surgit comme un écho ironique à la productivité dérisoire de l'industrie polluante. "La techno va s'emparer des prothèses technologiques initialement construites dans un objectif de productivité accrue, mais pour les détourner à des fins ludiques et festives."  Les hangars occupés par les free parties sont par la force des choses des lieux désertés, abandonnés. La musique techno n'est pas sans évoquer le bruit répétitif des machines, l'antimusicalité des sons de l'usine est retravaillée avec un esprit de recyclage, toujours par des machines, mais avec un sens nouveau. Le bruit de la machine a désormais une âme, il est habité par l'esprit humain et participe à la fête. La répétitivité de la machine est devenue instrument du plaisir des danseurs.
 
 

Intensité du son

 Le public de la techno est en grande partie issu de la culture rock, et le passage de l'une   l'autre n'a rien d'évident. Le rock repose sur des structures prégnantes pour toute la musique populaire occidentale : succession de couplets et de refrains clairement perçus comme tels. Voix, paroles, sens, langage auquel il a fallu se déshabituer pour y substituer un continuum abstrait puissamment répétitif. L'identification des instruments par un procédé métonymique visuel devenu impossible par la disparition presque totale du geste musicien, et l'évanouissement acousmatique  du son aspiré à l'intérieur de la mystérieuse machine électronique. Le caractère tonal et parfois modal du rock donne à l'oreille des repères de hauteur du son absents de la bruyante techno des free parties, réticente à la mélodie. Quelques musiques ont préparées ce passage, du rock planant déjà pétri d'électronique à la musique industrielle abstraite et amélodique en passant par le groove des musiques noires-américaines, basé sur les subtiles syncopes répétitives induisant le mouvement. Le public gay était lui converti depuis longtemps aux musiques électroniques, du disco à la galaxie de la dance-music qui en est issue.

En regard des normes sanitaires et en dehors de toute considération esthétique, la musique techno est bruyante. Le niveau sonore devant les enceintes franchit allégrement le seuil de la douleur : personne n'accepterait aujourd'hui de travailler dans de telles conditions. Les concerts de rock posaient déjà un problème en terme de santé, mais dans les raves, la durée d'exposition au bruit est beaucoup plus longue, ce qui est un facteur aggravant. Le bruit est devenu une qualité, plus c'est fort, meilleur c'est. Les décibels frappent le tympan de plus belle, pour la plus grande satisfactions des danseurs collés aux enceintes, la tête dans le boomer pour un maximum de sensations physiques. "Dans la chair du son". La techno ne peut être que bruyante puisqu'elle se savoure au mépris de la santé, à un niveau sonore jugé dangereux par les spécialistes . Le raver n'a cure du seuil de dangerosité du son.
 

perturbation dans le signal

La répétition régulière de la pulsation est le fil conducteur auquel le raver se raccroche. L'onde de choc traverse le corps plus puissamment que le coeur ne le fait. La transplantation d'un coeur étranger fait oublier l'ancien, masqué par les bruits de la vie quotidienne. Le nouveau coeur est vite adopté, puis il devient indispensable, incarnant la pulsion de vie, symbolisant l'énergie et la toute puissance temporaire de la techno et de la rave. Le coeur de la fête. La continuité donne du plaisir à l'auditoire, mais elle ne doit pas être totale, sinon le résultat en serait l'insensibilité et l'indifférence. La rupture met en valeur la répétition ; la pulsation rappelle à quel point elle est indispensable en s'arrêtant abruptement et ponctuellement, sous le commandement du DJ. Il retire la pulsation aux danseurs, pour qu'ils prennent conscience qu'ils la désirent et la réclament. Et le DJ signifie à la foule qu'il y a une présence humaine derrière la machine, un lien qui l'unit aux danseurs par delà la technologie.
 
 

Samedi 30 juin 1995. Trets, Bouches-du-Rhône

En pleine nature, le son des Psychiatriks est posé sur un petit col entre deux collines. Toute la nuit, les ravers peu nombreux dansent sur un terrain en pente face aux enceintes. De loin, dans la forêt, les lumières multicolores tournoyantes de la fête éclairent la cime des arbres. Les crépitements électroniques venant de la source lumineuse font penser à un rituel extra-terrestre que le rideau formé par les arbres masque à la vue. Au coeur de la fête, les danseurs foulent la terre, sautillent sans relâche en faisant des signes ésotériques au DJ officiant dans la camionnette garée juste à côté des enceintes. Au petit matin, on peut voir la vallée en contrebas inondée de soleil. La lumière du jour surprend toujours les ravers et chasse crûment les illusions de la nuit. Les danseurs sont fatigués et les marques de la fêtes sautent aux yeux dans cet univers végétal. Les traits sont tirés, les bras agités de soubresauts de moins en moins exubérants, mais l'expression hagarde et réjouie est toujours présente sur les visages. Tout le monde est content de voir apparaître le soleil. Le son ne faiblit pas mais quelques personnes commencent à ramasser les canettes et papiers qui traînent, afin d'effacer toute trace de l'événement. L'ovni s'apprête à repartir sans avoir été remarqué par la population locale, hormis les sangliers et les lapins.
 
 

Free

On arrête tout et on commence autre chose. Certains cessent d'être des citoyens pour devenir des ravers, ils attendent toute la semaine le rendez-vous du week-end, et toute l'année la saison estivale des teknivals. Le reste du temps, ils ne quittent pas le déguisement qui les distingue de la masse et en particulier des autres ravers. Pas de vêtements fluos à la mode, mais une tenue invariable de guérillero réservistes : épaisse veste kaki avec capuche, treillis doté de poches sur toutes les coutures, piercings pointus et agressifs sur le visage. Le tout-terrain en ville se distingue des postures bohèmes récurrentes associées aux divers revivals des musiques rock. C'est "on est prêt à y aller" ou "on en revient", mais de toute façon, cela se passe ailleurs. Le signe qu'il y a un combat quelque part, loin du quotidien.
 

Combat contre soi-même également, dans la confusion mentale des cerveaux débordant de drogue, dans la confusion bruiteuse des hangars saturés de pulsations, d'échos et sifflements incessants. Parce que ça ne s'arrête pas. La continuité recréée par la fête tient toute entière par la répétition absolue et régulière de la pulsation techno. Combat contre la fatigue, contre les limites physiologiques qui indiquent aux individus raisonnables qu'il est temps de s'arrêter. La drogue est là aussi pour tromper l'esprit en lui faisant croire que le corps est toujours disposé à se mouvoir en rythme. La techno des free parties contient une promesse exprimée musicalement au raver : faire la fête sans interruption envers et contre tout. Les forces de l'ordre savent que tout tient au son : si elles parviennent à le couper, elles ont gagné ó ou c'est l'émeute. Dimanche midi, les ravers n'ont plus la force de lutter, et la rave se vide immédiatement dès que le dernier beat s'est évanouit.

 Le temps de la fête subi une mutation inédite en occident par cette extension et cette autonomisation. Une rave commerciale commence vers minuit et se termine au plus tard vers 10 heures le lendemain matin. Une free party commence au plus tôt à minuit, et se termine le plus tard possible, lorsque la police ne laisse plus d'autre choix aux ravers que de partir. En général, dans le milieu de la journée du dimanche, tout dépend du rapport de force, de la détermination des organisateurs et des ravers. Il s'agit d'étirer la fête dans le temps, de la ritualiser, de la répéter chaque semaine, ce qui ne manque pas de perturber les habitudes sociales.

Le même phénomène existe avec les clubs. La dance music a introduit en ville le rituel d'une fête qui commence en fin de semaine, le vendredi ou le samedi soir, et se termine le plus tard possible, c'est à dire juste avant la reprise de la semaine de travail. Depuis que la techno et le house ont conquis les clubs parisiens, il est possible pour le clubber endurci de faire la fête sans interruption du vendredi soir au lundi matin. Lorsqu'un club ferme ses portes vers 6 heures du matin, une "after" prend le relais. Un autre club ou un bar qui s'est entendu avec le club précédent pour accueillir les irréductibles ouvre à la même heure et jusque dans l'après midi. Les clubbers enchaînent alors avec une "before" organisée dans un bar, qui les fera patienter jusqu'à la nuit, à nouveau dans un club. La dernière after du week end fonctionne jusqu'au lundi midi.

Celui qui veut se laisser porter jusqu'à la dernière pulsation choisi un rythme de vie incompatible avec le modèle dominant proposé par nos sociétés occidentales. Un tel individu ne cadre pas avec le projet d'une société reposant sur la productivité croissante du travail. Il y a sans doute un rapport entre l'engouement massif pour la techno et la house en Grande-Bretagne à la fin des années 80 et la loi votée au même moment sous le gouvernement Thatcher obligeant les clubs à fermer à deux heures du matin. Les clubbers se sont alors massivement transformés en ravers, bien trop disposés à fêter la techno pour obtempérer. C'est bien la musique techno ó les drogues, ecstasy en tête, y ont aussi contribué ó qui a déclenché un enthousiasme irrépressible pour une nouvelle forme de fête, devenue rave par la force des choses. Sortie de la ville, la techno a ouvert un vorace appétit de liberté dans toutes les dimensions : temporelle, spatiale, et politique, puisque la clandestinité de l'organisation et la consommation de drogue associée se heurtait de plus belle à la législation.

Les conditions de perception de la musique clivent le hiatus entre musique populaire et savante.  Glenn Gould donne un exemple d'une conception moderne de cette dernière, tendant à rompre avec le rituel du concert, nuisible pour des raisons de protocole social, de pression du spectaculaire et de passivité totale du public, à la qualité d écoute du public. Le rapport d'intimité entre l'auditeur et la musique incarne un idéal aujourd'hui possible grâce à une médiation technologique sophistiquée et invisible. Ailleurs, le tumulte de la free-party, rave particulière où un maximum d'interférences (insécurité, risques d'agression, de charge policière) et de médiations (drogue, parasites sonores dues aux problèmes techniques) ajoutent à la fête une tension extrême, la médiation technologique est non seulement nécessaire, mais également visible.

Retour et répétition dans l'histoire. La musique est repartie sur les routes comme au Moyen-Âge, lorsque les jongleurs insufflaient la musique dans la fête, sous la menace de l'Église. Les sound-systems se déplacent à travers le pays pour organiser une free party interdite. Rien à voir avec le musicien en tournée, se produisant dans des salles déjà équipées et dédiées au concert. Le bruit de la free party est nomade.

«En figure inversée de [la] canalisation politique, souterraine, et pourchassée, une musique subversive s'est toujours maintenue ; une musique populaire, instrument de culte extatique, dépassement de la violence non censurée : rite dionysiaque en Grèce ou à Rome, auquel s'ajoutent d'autres cultes venus d'Asie Mineure. La musique y est le lieu de la subversion, transcendance du corps. En rupture avec les religions et les pouvoirs officiels, ces rites regroupent, dans des clairières ou des grottes, des marginaux : femmes, esclaves émigrés. La société les tolère parfois, ou essaie de les intégrer dans la religion officielle ; mais de temps en temps, les réprime très brutalement»

Demander l'autorisation c'est payer : l'État demande de l'argent pour la commission de sécurité, et une taxe fiscale sur les débites de boisson l'entrée, plus la SACEM. Des frais qui ne peuvent pas être couverts par une gratuité totale. La pression financière exercée par l'État pousse les organisateurs à rentrer dans une logique commerciale.

La free party prend à contre-pied «La musique, jouissance immatérielle devenue marchandise, vient annoncer une société du signe, de l'immatériel vendu, du rapport social unifié dans l'argent.» On en arrive à un point où tout ce que l'argent touche est considéré comme sale. La révolte globale contre la société passe par un rejet de ce qui régit l'échange marchand. Payer pour faire la fête, c'est dégrader la source du plaisir, et donner du pouvoir à des personnes intéressées, se placer en position d'infériorité par rapport à un dispenseur de plaisir, donc reconduire un modèle hiérarchique contraire à la tabula rasa qui est l'objectif caché de la free party.
 

drogue

Un témoignage revient souvent dans les propos des ravers : le goût pour la techno est venu lors de l'initiation à la rave, surtout si on avale un ecstasy, sorte de cyclosporine18 de la rave, dont l'effet euphorisant a converti une bonne partie des néophytes à la techno. La répétitivité absolue et la régularité de la musique techno et la toute-puissance du beat incommodent le néophyte, accoutumé à entendre une musique électronique habitée au moins d'un simulacre d'humanité. Or la techno laisse s'exprimer la machine, non plus seulement le démiurge, et le plus important, révèle la machine qui est en chacun. L'ecstasy permettrait alors de supporter le choc provoqué par cette découverte, ainsi que la transplantation du coeur artificiel de la rave, la pulsation.

La drogue est cachée dans les clubs et dans les raves payantes, mais un observateur averti la décèle dans le curieux regard fixe et dans l'enthousiasme exacerbé des danseurs après 4 heures du matin. Tout le monde ne prend pas de drogue dans les raves : entre ceux qui ont arrêté et ceux qui vont succomber, peu nombreux sont ceux qui s'en sont toujours tenus à l'écart.

Samedi 19 septembre 1998, Paris

Quelques heures après la fin de la techno parade, sur les bords du canal St Denis, la fête bat son plein. Pour la première fois, dans Paris intra muros et à ciel ouvert, une free party se déroule jusqu'à son terme, le lendemain dans l'après midi. Cinq sound-systems participent à l'événement organisé par la Freaks Factory, autour d'un canal pollué, entre les murailles de béton et sur les pavés de la limite nord du XIX ème arrondissement. Là où se trouvent les dernière friches industrielles, les derniers terrains vagues de la capitale. Dans le canyon large de cinq mètres formé dans le prolongement du pont supportant le Boulevard Mac Donald, pulse le son le plus rageur de la fête. Les danseurs sont agglutinés dans cet espèce de couloir en pente coincé entre des murailles de béton verticales de plusieurs dizaines de mètres de haut. Le son ricoche plusieurs fois sur les parois avant d'atteindre nos oreilles, dans un magma apocalyptique concordant avec l'aspect lugubre que prend l'endroit à cette heure. En contrebas, à la lumière des réverbères, la foule des danseurs ondule au rythme des pulsations, entre les murs et l'eau du canal, sur lequel flottent des dizaines de canettes et bouteilles d'alcool. Mais les mots chuchotés à toutes les oreilles désignent d'autres substances. Le stand de Médecins du Monde voit défiler des centaines de personnes venues tester leur ecstasy.

Après les nombreux incidents, bagarres et échauffourées qui ont émaillées la fin de la Techno Parade sur la place de la Nation, il y avait fort à craindre que cela se poursuive sur les bords du canal St Denis. De nombreuses bandes venues des cités étaient présentes dans la foule des participants. Une fois n'est pas coutume, beaucoup d'entre eux semblaient saisis d'une extase chimique et dansaient furieusement parmi les habitués de la free party.

La drogue est une étape presque obligée de l'expérience du raver, plus ou moins longue et bien assumée. Dans une free party et davantage encore lors d'un teknival, le caractère clandestin de l'événement desinhibe la consommation de drogue. La drogue est exposée de manière ostentatoire, chuchotée à toutes les oreilles. Pas de police ni de service de sécurité pour gêner les rapports du revendeur et du consommateur. La drogue vient au raver, obligé ailleurs de se livrer à une recherche pénible.

La synergie protestataire s'est cimentée dans l'ecstasy fédératrice et empathique. Nombre de commentateurs prêtent à l'ecstasy un rôle important dans la fusion de la contre-culture anglaise. La répression a paradoxalement uni, a eu un effet contraire à celui souhaité ; et la police anglaise s'est vue contrainte de recourir à des moyens très importants pour parvenir à ne serait-ce que brider le phénomène des raves clandestines.

Certains commentateurs n'hésitent pas à prêter à l'ecstasy un pouvoir d'empathie suffisant pour lever des barrières sociales et culturelles aussi solides que celles qui séparent les hippies des punks , les protestants des catholiques en Irlande du Nord, les homosexuels et les hétérosexuels entre autres.
 

Pouvoirs de la musique techno

La techno fonctionne comme un empilement de codages numériques dont le le niveau le plus élémentaire et fondamental est le codage numérique binaire : pulsation / absence de pulsation. Une musique on ne peut plus métaphorique de l'ère informatique, et redevable de son existence à l'ordinateur individuel. L'information est plus dense, son organisation plus élaborée, mais le sens n'en est pas plus clair pour autant.

Dans la free party, la musique techno règne sans partage. Quelque soit l'occupation du raver (danser, se reposer, discuter), la musique est présente partout. Elle n'est plus seulement une condition, un prétexte, un élément parmi d'autres. La techno est une dimension à elle seule de la fête. Tout ce qui survient est traversé par la musique. On l'entend partout, très fort, et sans la moindre pause. On s'en rend compte quand elle cesse, soit en raison d'un problème technique soit parce que c'est la fin. L'absence de musique vide complètement les lieux. Les ravers s'en vont rapidement, on ressent un grand vide : l'atmosphère change du tout au tout. L'espace tout entier vibre de la musique. Les gens sont animés par la musique, on voit l'action de la techno, on ne voit pas directement le son mais ses effets sont évidents à l'oeil. Le temps est rythmé, déréalisé par la continuité créée par la techno.

Le musicien joue avec le désir de l'auditeur par d'infinies modalités. L'opposition tension/détente qui sous-tend la musique tonale est une stratégie parmi d'autres d'accorder le plaisir ou de le refuser. Ainsi, l'auditeur ne désire-t-il pas forcément que la détente succède à la tension. Il peut souhaiter que la tension s'accentue indéfiniment, car c'est le moment de la plus forte émotion. Plaisir et souffrance sont projetable sur tout ce qui fait prise au désir : sur le bruit par exemple.

La pulsation symbolise un bruit d'horloge dont la souveraineté reconditionne dans une temporalité étrangère au quotidien. Le mouvement mécanique métaphoriquement induit par la répétition d'une onde de choc de basse fréquence.

La musique techno, comme la plupart des musiques non-savantes, n'opère pas de choix entre fête et musique. L'une ne va pas sans l'autre. Tandis que le concert de musique classique produit un clivage extrême entre la scène et la salle, le caractère festif de la rave décloisonne les rapports auditeur/musicien, actif/passif. L'opéra, par exemple, montre les comportements les plus extrêmes sur la scène tandis que le public est contraint de demeurer immobile et muet pendant une période très longue.

Jeudi 31 décembre 1998, La Londe, dans le Var.

Après nous être perdus comme cela arrive presque systématiquement en raison du manque de précision récurrent des plans d'accès, nous retrouvons la caravane des organisateurs garée sur le bas côté d'une petite route, tous feux éteints pour ne pas attirer l'attention des riverains et de la gendarmerie. La caravane se met en route et quelques minutes plus tard nous arrivons sur le lieu. C'est une base militaire désaffectée d'environ un hectare sur laquelle quatre bâtiments se partagent les trois quarts du terrain. Des éclaireurs sont venus les jours précédents pour s'assurer qu'il était possible de pénétrer dans l'enceinte de la base et pour déblayer le lieu choisi pour poser le son. Après une brève concertation, les camions des organisateurs se garent aux quatre endroits où les sound-systems seront installés pour décharger le matériel. Trois sont posés dans l'immense hangar principal divisé lui-même en plusieurs vastes salles sur deux niveaux. Les organisateurs s'affairent immédiatement pour monter le matériel et commencer le plus tôt possible la fête. Au bout de deux heures, les premières pulsations résonnent et peu après minuit les quatre sound-systems inaugurent l'année 1999 dans un fracas qui ne s'arrêtera que trois jours plus tard. Les ravers arrivent massivement à partir de deux heures du matin, circulant par grappes dans la pénombre des salles à peine éclairées par les stroboscopes. Beaucoup de ravers explorent la base à l'aide de torches électriques pour les plus prévoyants, avec de simples briquets pour les autres. La base toute entière grouille de vie, y compris les bâtiments délaissés par les sound-systems. Beaucoup de voitures sont garées tout autour des bâtiments. Des ravers discutent à côté de leurs voiture, se réchauffent ou se reposent à l'intérieur car la nuit est froide et humide. Ils ne cessent d'aller et de venir, de se déplacer d'un son à un autre, vers leur voiture, vers le feu allumé et autour duquel des djembés font le contrepoint aux pulsations électroniques.

Il n'y a pas de centre à cette free party. Selon la musique jouée et la taille de la salle, certains sons ont une fréquentation supérieure aux autres. Le bruit a plusieurs sources et on n'y échappe pas. Ceux qui sortent de la base continuent à l'entendre à plusieurs centaines de mètres. Autour, ce sont des habitations désertes, probablement des résidences de villégiature. Le village n'est pas loin, mais aucun gendarme ne se manifeste la première nuit, celle de la Saint Sylvestre. Les voitures ne peuvent plus se garer à l'intérieur de la base et forment deux longues chaînes de chaque côté de la route qui y mène.

En sortant du hangars, on passe le mur du son. À un mètre de distance, le rouleau compresseur techno occupant toutes les dimensions perceptibles du son se change soudain en pulsation assourdie, faisant place au ronronnement paisible des moteurs de voitures et du groupe électrogène. Le murmure aigu des voix est à nouveau perceptible, les bruits de pas, de briquets, tous les sons anodins se manifestent à nouveau aux oreilles.

La musique se fond dans le rythme des voitures. le principe en est la répétition, comme pour le piston du moteur à explosion. Les bruits de pots d'échappements, les klaxons, les crissements de roues se fondent dans le grondement inarticulé de la foule. Dans le détail, le murmure indistinct laisse parfois passer de confuses paroles, bribes et dissonances. C'est la grande machine à bruit. Une machine qui menace de noyer la voix humaine, de nous rendre sourds.

Le déconditionnement opéré par la toute puissance de la musique techno habitue l'individu à ne plus rien entendre d'autre, ce qui déréalise l'environnement sensoriel et prédispose aux états de conscience modifiés. On prend l'habitude de ne pas entendre ce que l'on voit ni voir ce que l'on entend, de s'en remettre à la vue pour percevoir le milieu palpable. Mais la violente lumière blanche de l'éclairage stroboscopique gêne le regard, fatigue les yeux rapidement si bien que l'on renonce à conserver l'attention que l'on porte habituellement à l'espace physique. Le toucher est très peu sollicité, hormis l'onde de choc de la pulsation traversant le plexus. Beaucoup de ravers sont friands ce cette perception corporelle du son et se collent aux enceintes au péril de leur système auditif. Tout près des enceintes, les sons graves font vibrer les entrailles, chatouillent les organes, faisant naître des sensations inédites et agréables. On en oublie la perception auditive.

McLuhan a qualifié l'ère dans laquelle nous vivons  d'«auditive-tactile». Une telle ère est caractérisée par des collectivités humaines plus densément peuplées et un remplacement des communications visuelles par les communications auditives. Selon Powe , la vie moderne a été  musicalisée par des pulsations et des vibrations dictées par les architectes sociaux et politiques.

«Dans les basses fréquences, le son et le toucher sont physiquement associés et une ère qui insiste sur les infrasons comme la nôtre, fusionne les sensations d'une manière que l'époque de Mozart , avec son ambiance sonore de fréquences  moyennes et hautes, ne le pouvait. Dans la musique populaire, l'écoute est souvent synonyme de toucher. Et je suis certain que dans les endroits où la concentration de personnes est plus  intense, la musique sert de mucilage social. Il s'agit là de la retribalisation dont parlait McLuhan, car les peuples aborigènes partout dans le monde ont joué la musique dans des enceintes  restreintes, où les corps des joueurs de tambour et des danseurs  entrent souvent en contact.»

"Make some fucking noise !" Tel est le slogan de Mark Harrison, membre fondateur de la Spiral Tribe, le sound-system anglais qui a évangélisé l'Europe entière et converti des milliers de ravers à la free party.