Définition de la musique Techno
L'afrofuturisme
Instabilité et péremption des
technologies
Compétence
Malentendu
Cet article introduit une réflexion autour de la musique Techno
en soulignant volontairement ce qui la sépare des musiques "savantes".
L'extrême pluralité stylistique du paysage musical contemporain
témoigne d'un large éventail de sensibilités antagonistes.
Aux tendances cloisonnantes s'opposent les tendances fusionnantes et il
est bien difficile de démêler les fils des influences tissant
le paysage musical actuel. Le discours de compositeurs tels que Pierre
Henry, Steve Reich, Pierre Boulez et Karl Heinz Stockhausen comparé
avec ceux des musiciens Techno s'avère très significatif.
La très nette incompréhension indique la persistance de clivages
autour des concepts de répétition, de langage et du rapport
à la technologie. L'interrogation autour d'une légitimité
culturelle et en particulier la question de la modernité continue
de se profiler derrière les discours de rejet ou d'ouverture. Quelques précisions sur la terminologie employée ici sont
nécessaires. Le terme savant me gène pour deux raisons :
cela signifie qu'il existe des musiques non-savantes, or le savoir dont
il est question n'est qu'un type de savoir parmi d'autres. "Savant" connote
également un rapport à la science, soit un type de recherche
expérimentale et logique étranger à la création
artistique d'une partie non négligeable des compositeurs regroupé
sous ce terme. L'expression musique spéculative me semble plus appropriée.
Mais le plus important dans la classification que l'on ne peut d'ailleurs
pas éviter, c'est l'itinéraire du compositeur. Le schéma d'apprentissage de la musique
s'avère très déterminant
quant au développement d'un savoir-faire compositionnel propre aux
musiciens Techno, lequel diffère radicalement d'avec celui des musiciens
issus d'une école de formation théorique, baptisée
ici "académie". Je propose une nouvelle expression pour remplacer
"musique contemporaine", aujourd'hui complètement faussée.
Ainsi les musiques spectrales, électroacoustiques, post-sérielles,
néo-tonales, concrètes, répétitives seront
regroupées sous l'expression "musiques exacadémiques", le
suffixe "ex" signifiant "qui vient de" parce que les compositeurs ont été
formés dans une tradition académique à partir de laquelle
ils ont formé leurs propres outils et leurs propres langages. Les
compositeurs de musique exacadémique ne sont que très rarement
autodidactes et symétriquement, les compositeurs Techno n'ont que
très exceptionnellement fréquenté les conservatoires.
À l'évidence, le type de formation marque très profondément
le langage musical. Non que le fossé soit infranchissable, au contraire,
mais cette réalité est un élément très
important à prendre en compte pour comprendre en particulier les
méthodes de composition, le rapport à la technique et à l'histoire.
Définition de la musique
Techno
La Techno est une musique de danse instrumentale basée principalement
ou exclusivement sur un instrumentarium électronique. Elle est caractérisée
par la présence systématique d'un "pied" (c'est le nom que
lui donnent les musiciens Techno) c'est à dire la répétition
régulière d'une pulsation. Ce son de registre très
grave structure le discours musical sous la forme d'une grille binaire
aussi bien au niveau micro que macro structurel. La mesure est systématiquement
en 4 /4 et les ponctuations rythmiques du discours interviennent sur des
groupes de mesure multiples du chiffre 4. Les divisions ternaires sont
très exceptionnelles et on ne les trouve que dans un sous-genre
appelé Trance ou Goa. Un morceau de musique Techno est composé
de plusieurs pistes d'instruments jouant simultanément sur le modèle
suivant : piste du pied, piste de percussions, piste de ligne de basse,
piste de nappes synthétiques, et piste d'échantillons sonores
divers. Ce n'est qu'un prototype, un instrument peut-être distribué
sur plusieurs pistes et inversement plusieurs instruments peuvent être
mélangés sur une seule. L'élément primordial
et essentiel de la Techno est le pied. En principe, et pourvu qu'il respecte
la hiérarchie dominée par le pied, n'importe quel type de
son peut s'intégrer au discours Techno, ce qui en fait une musique
tout particulièrement ouverte, au même titre que le Rap. À
la différence de ce dernier, cette ouverture est davantage exploitée
pour intégrer des sons aussi variés que des échantillons d'orchestres, des instruments acoustiques ou électriquement amplifiés,
des voix, des timbres parfaitement abstraits comme des sons concrets.
Pour saisir la spécificité de la musique Techno, il convient
de mentionner les conditions particulières de production et de diffusion,
ce que j'appelle l'itinéraire du son Techno. En restant schématique
parce que la réalité recouvre une multitude de situations
et de contextes, on peut décrire l'itinéraire du son Techno
ainsi : la musique est tout d'abord produite dans un "home studio" par
un musicien ou un petit groupe de musicien rarement supérieur
à 3 à l'aide d'instruments électroniques tels que l'échantillonneur, synthétiseur, séquenceur, spatialisateur,
effets, table de mixage et support de stockage. Tous ces appareils sont
généralement reliés entre eux par le système
MIDI qui permet une synchronisation et l'échange d'information.
Une fois achevés, les morceaux sont masterisés puis pressés
sur disques vinyles. Les disques sont distribués aux DJs (disque-jockeys)
à travers le monde par le biais d'un réseau de disquaires
spécialisés. Les DJs jouent ces disques en public dans un
cadre festif : en boite de nuit, ou en rave. Les DJs ne sont pas forcément
compositeurs eux-même ni l'inverse. Par contre, certains compositeurs
jouent parfois leurs morceaux en direct à l'aide de tout ou une
partie de leur instrumentarium sur le lieu de la fête. On appelle
ceci un live-act dans le jargon Techno.
Une fête rythmée par des machines donne à
vivre une communion momentanée mais rassurante avec la technologie
et calme une certaine angoisse prométhéenne. Symboliquement,
la machine sort d'une fonction simplement utilitaire par son association
intime avec la création ; la machine offre du plaisir, améliore
son image, contribuant à donner une vision optimiste d'un avenir
dont chacun sait qu'il leur réservera une place sans cesse plus
importante. La Techno se vit dans la fête, mais tend après
plus de 10 ans d'existence à s'en affranchir et se développe
dans de nombreuses directions. On écoute de la Techno chez soi pour
ramener un peu de l'esprit de la fête dans le quotidien et rythmer
des activités triviales.
La musique Techno s'est développée dans un cadre de diffusion
festive spécifique (celui du club ou boite de nuit) et n'en
sortait que marginalement jusqu'à l'explosion du mouvement des raves
en Angleterre à la fin des années 80. Désormais, il
existe des radios diffusant de la Techno, mais généralement
pas aux heures de grande écoute. Les amateurs en écoutent
chez eux par l'intermédiaire de disques compacts (qui ne fixent qu'une infime part de la production en terme de références),
ou de cassettes audio de mixs. La définition de la Techno que j'utilise
dans cet article ne recouvre pas exactement celle de l'industrie du disque,
elle-même répercutée par les grand distributeurs et
les mass médias, qui est beaucoup plus large, incluant au gré
des intérêts commerciaux la House, la Dance (musiques vocales),
ni la Jungle (aux rythmes plus complexes), ni l'Ambient (sans pulsation),
ni enfin ce qu'on appelle par défaut l'Electronica, sorte de terme
fourre-tout pour les musiques électroniques ni exacadémiques
et ni dansantes. La définition que je donne à la Techno tient
dans un cadre fixé sur des critères musicologiques précis,
ce qui explique le décalage avec les définitions usuelles
du terme (celles des musiciens, des vendeurs ou des journalistes) qui répondent
à d'autres problématiques.
L'afrofuturisme - sublimation
de la technologie
C'est la ville de Detroit, aux état-unis, qui a donné
naissance à la musique Techno vers 1985. Une ville jadis fleuron
de l'industrie automobile puis devenue une vaste friche industrielle. Motorcity
était son surnom. La ville a aussi un passé musical très
riche puisqu'elle accueilli des grands noms du blues tels que John Lee
Hooker, jazz : Donald Byrd et Sonny Stitt, soul : Aretha Franklin, Marvin
Gaye, et surtout George Clinton et ses groupes Funkadelic et Parliament.
Clinton était déjà totalement impliqué dans
les instruments électroniques dès la fin des années
60, à la source d'un mouvement appelé Afrofuturism,
dont le principe était l'émancipation des noirs et de leur
culture par la création d'une avant-garde artistique, laquelle rejetait
totalement le cliché blanc associant la musique noire à un
passéisme focalisé sur une recherche perpétuelle des
racines africaines.
L'Afrofuturisme et sa fascination pour les technologies de pointe peuvent s'interprêter comme une réappropriation symbolique du pouvoir
conféré par la possession de la technologie. Une explication
sociologique sous-tend le rapport à l'Afrofuturisme. Detroit, ravagé
par la récession et le chômage, au lieu de se lamenter sur
le riche passé industriel, enjambe le morne présent pour
sauter vers un futur entrevu grâce aux nouvelles technologies. Les
machines incarnent à Detroit la condition nécessaire à l'émancipation, et non un simple signe du progrès. Cette
situation est pour le moins paradoxale puisque les évolutions technologiques
ont dans le passé causé beaucoup de malheurs dans cette ville.
Lorsque les usines automobiles tournaient à plein régime,
le travail au contact des machines s'effectuait dans des conditions difficiles.
On peut imaginer que les ouvriers aient développé un lien
affectif complexe avec cet environnement, un lien qui a rejailli sur leurs
héritiers. Lorsque les usines ont fermé en raison de la crise
économique et que la reconversion a complètement échouée,
les machines ont peut-être perdu leur image négative pour
devenir les symboles d'une époque de bien-être disparue. Les créateurs de la Techno se sont essentiellement nourris des
musiques noires américaines populaires dans les années 70 (Rythm'n'Blues, Funk, voire le Disco) mais aussi
d'une certaine musique
électronique européenne, que l'on appelle Electropop, avec
au premier plan le groupe allemand Kraftwerk. Il est important de noter
que les musiciens qui ont créé le mouvement Techno ne connaissaient
pas les oeuvres de musique exacadémique, que ce soit la musique
concrète de Pierre Henry ou les minimalistes américains. S'il y a eu transmission,
c'est indirectement par l'intermédiaire
du groupe allemand Kraftwerk. Plusieurs de ses membres étaient passés
par le conservatoire et connaissaient les avant-gardes européennes.
Mais il est bien difficile de le percevoir à travers l'écoute
de leur musique. Il faut bien garder à l'esprit cette ignorance
réciproque entre compositeurs Techno et exacadémiques. Kraftwerk
cherchait ironiquement à produire des chansons pop "parfaites" mais
décalées par rapport au format commercial dominant. C'est
une musique électronique froide, robotique et minimale dont la forme
correspond au format des chansons pop (couplet / refrain). Le caractère
deshumanisé des voix ajoutait une dimension futuriste non dénuée
de distance et d'humour. Le son purement électronique et synthétique
à la fin des années 70 surprenait l'oreille par son étrangeté,
due en réalité au sons infiniment plus pauvres en couleur
que les sons acoustiques. Entre parenthèse, tout le contraire de
ce qu'appelait Russolo de ses voeux lorsqu'il prônait l'utilisation
de machines et l'abandon des instruments d'orchestres aux "sons anémiés".
La Techno commença par être futuriste, mais d'un futurisme
qui ne doit pas grand chose à Marinetti. Juan Atkins, considéré
par tous comme le fondateur du son Techno dès le début des
années 80, lisait avidement de la science-fiction, les essais du
penseur Alvin Toffler, sorte de Jacques Attali américain très
versé dans la futurologie, et explique que la ville de Detroit a
une profonde influence sur lui et ses confrères également
originaires de cette ville, au destin si étroitement lié
aux technologies, qu'elles soient destructrices ou bénéfiques.
Instabilité et péremption
des technologies
À tout moment, le compositeur est confronté à des
choix cruciaux sur des technologies et des matériels concurrents.
Les évolutions technologiques associés aux pressions commerciales
poussent les musiciens à renouveler leurs instruments à un
rythme de plus en plus serré. Dans un article datant de 851 , Jean-Claude
Risset met en garde les compositeurs du risque d'utiliser une technologie
périssable et prend comme exemple une oeuvre de Beethoven "La bataille
de Vittoria" écrite pour le "Panharmonicon de Maelzel", ou encore
une oeuvre de Ferrari (qu'il ne nomme pas) et qui est inexécutable
aujourd'hui parce qu'elle nécessite un dispositif très rapidement
abandonné sur les magnétophones. Le risque d'être tributaire
d'une technologie rapidement périmée menace un certain nombre d'oeuvres contemporaines, en particulier celles qui ont été
conçues pour de très lourds dispositifs électroniques
comme ceux de l'IRCAM dans les années 80.
Il est intéressant de comparer ces déboires avec ceux
que rencontrent les musiciens Techno. Le caractère plus accessible
de cette musique lui confère une certaine force par rapport à
la technologie et en particulier face au commerce. Les musiciens Techno
ont un usage un peu paradoxal des technologies : d'un côté
ils utilisent les derniers développement informatiques matériels
et logiciels, de l'autre ils montrent un très grand attachement
à certains instruments électroniques emblématiques
pour leurs sonorités typiques et leur ergonomie propice au jeu en
temps réel. Les exemples les plus significatifs sont les boites
à rythme de la marque Roland TR 808 et 909 ainsi que la Bassline
TB 303. Ces instruments analogiques commercialisés au début
des années 80 et destinés à accompagner un guitariste
seul, n'ont connu à leur lancement qu'un médiocre succès,
puis ont brusquement connu une vogue déclenchée par l'essor
du mouvement Techno, alors que la firme Roland avait cessé leur
production. Un renversement de tendance qui a désorienté
les fabriquants, surtout après le tournant audionumérique.
Les composants analogiques ont en effet pour la plupart disparu des chaînes
de production, soit sont devenus beaucoup plus coûteux à produire
que par le passé. Pour pallier à ce problème, les
fabriquants proposent avec un succès limité des émulateurs
numériques des synthétiseurs originaux.
L'autre tournant technologique problématique concerne le support
vinyle, abandonné pour le disque compact avec profit par les multinationales
du disque. Le coût de production d'un disque compact est très
inférieur à celui d'un vinyle donc le profit réalisé
est bien supérieur. Mais les DJs Techno (comme les DJs Rap) souhaitent
eux mixer des platines vinyles, entraînant un mouvement contraire
à celui de l'évolution technologique décidée
par les majors. L'économie qui s'est reconstituée autour
du vinyle concerne presque exclusivement les DJs, donc une population très
réduite par rapport au public de ces musiques. Cette économie
reste en marge et largement indépendante des circuits dominants
de l'industrie du disque. La technologie a priori obsolète du vinyle
a perduré non pas par simple fétichisme mais parce qu'il n'est pas possible de jouer le disque compact comme le vinyle. L'instrument voit son statut changer radicalement. Le musicien voit
successivement ses instruments devenir inutilisables. Si une partie des
compositeur se fait un devoir d'exploiter les nouveautés dès qu'elles apparaissent, parfois un véritable fétichisme renverse
les valeurs, appuyé sur le rejet du consumérisme suscité
par les facteurs d'instruments. L'usage des technologies est pris dans
le champ des sensibilités sociales. Certains ne sont pas loin de
penser que parmi les nouvelles technologies il en existe de factices ou
pire, des technologies qui blanchissent le son, le rendent trop "propre".
Dans le jargon des journalistes, cela s'appelle le "lo-fi" de low fidelity,
par opposition au hi-fi. Si ces expressions signifient pour le grand public
supports et moyens de diffusion, les musiciens les ont repris pour en faire
des esthétiques contradictoires.
Nouvelles technologies et compétence
Lorsque Pierre Boulez claqua la porte du studio de l'ORTF créé
par Schaeffer, il reprochait à ce dernier son bricolage empirique.
Boulez tient pour condition de l'utilisation d'une technique qu'elle soit
préalablement maîtrisée, dans une logique toute cartésienne
de domination de la nature par l'homme. D'où un antagonisme qui
perdure jusqu'à aujourd'hui entre le GRM et l'IRCAM. Le bricolage
empirique dont parlait Boulez correspondait en réalité aux
premières esquisses du projet expérimental de Schaeffer consistant
à défricher un nouveau domaine d'expression pour constituer
un vaste cadre théorique associé au développement d'une théorie. Rien de tel dans la Techno, musique sans théorie
ni projet spéculatif verbalement formulé et dont l'approche
des instruments et du son correspond pour le coup parfaitement à l'expression de Pierre Boulez :
"bricolage empirique".
Les musiciens Techno utilisent des outils grand public car ils sont
accessibles à la fois par leur coût modeste et par leur commodité
d'utilisation. Les synthétiseurs, échantillonneurs, tables
de mixages et ordinateurs du Home-studio ont parfois des ressources très
étendues, mais il est possible de les utiliser sans avoir suivi
préalablement de formation poussée. À de rares exceptions
comme Aphex Twin et Oval, qui vont jusqu'à concevoir ou développer
leurs propres logiciels de manière autonome, les musiciens Techno
restent en deçà des possibilités des machines. La
stratégie la plus courante chez les musiciens inventifs consiste
à pratiquer le détournement. Les instruments grand public
sont toujours orientés pour reproduire platement les sonorités
en vogue. Pour trouver un son propre, le musicien cherche diverses combinaisons
et finit par trouver un espace où la machine se comporte de manière
imprévisible, soit par un phénomène de distorsion
du son, soit parce qu'elle présente des défauts, ce qui est
loin d'être exceptionnel.
Le surgissement de l'instrumentarium électronique a bouleversé
le geste musical d'un point de vue tant spectaculaire que sur celui de
la compétence. Le jeu instrumental a largement perdu la dimension
spectaculaire qu'avait par exemple la guitare dans le concert rock. La
maîtrise technique en temps réel de l'instrument (virtuosité)
n'est plus exhibée. Le musicien Techno occupe une position relativement
discrète lors des raves. La compétence technique par rapport
au jeu instrumental ne répond plus au mêmes impératifs
en raison de l'adaptation encore réduite des instruments électroniques
au jeu en temps réel. La compétence reste déterminante
lors de la composition, mais n'a plus aucun rapport avec la définition
traditionnelle de la virtuosité.
Le savoir-faire nécessaire (temps et aide) pour un néophyte
afin d'atteindre le niveau d'un groupe de pop-rock correspond à
celui nécessaire pour une maîtrise des instruments du home-studio.
Au bout de trois mois, quelqu'un qui n'a jamais joué de guitare
peut rejouer une grande partie du répertoire rock (les accords,
pas les soli). Ce musicien fraîchement formé va être
capable de jouer en concert avec un groupe. De la même manière,
un apprenti DJ va en trois mois être capable de caler en rythme quelques
disques lors d'une soirée. Tout connaisseur sait évaluer
la qualité d'un mix et décèlera la fraîcheur
de l'apprentissage. Mais en définitive, ce qui est possible dans
la musique pop et dans la Techno (être opérationnel en trois
mois pour un non musicien) est strictement impossible dans l'univers du
jazz et de la musique académique. La non-virtuosité s'affirme chez certain musiciens comme une
valeur en soi, revendiquée comme telle en réaction à
la débauche de technologie et d'effets déployée par d'autres, quel que soit le style de musique. Ce clivage
s'apparente au
courant Punk de la fin des années 70 rejetant la mode des très
longs soli de guitares dans le rock, ou encore à la même époque
Ornette Coleman se mettant brusquement à jouer des instruments qu'il
ne maîtrise pas alors que la vogue est à l'ultra-virtuosité
du jazz-rock. Dans la musique électronique, une illustration de
la virtuosité se manifeste dans la volonté d'avoir un son
de très bonne qualité, très "propre", ce qui ne suppose
pas seulement de disposer de matériel coûteux, mais également
de le maîtriser. La salissure du son se cultive comme son contraire.
Elle peut signifier autre chose qu'une simple incompétence : un
rejet de la conception dominante du beau son2 .
Le malentendu
Après les divergences observées quant à l'utilisation
de la technologie viennent les discours comparés. À notre
connaissance il n'existe qu'une tentative aboutie de rencontre entre musiciens
Techno et exacadémique au sein d'une oeuvre. Le compositeur René
Koering a composé une pièce symphonique à partir de
musiques créées par deux musiciens Techno : Manu le Malin
et Torgull. La requête de René Koering était simple :
totale liberté, "mais pas quarante-cinq minutes de binaire"3 . Il
est symptomatique que cette requête impérieuse porte sur la
répétition régulière de la pulsation. C'est
priver la Techno de son l'élément primordial. Ainsi castré,
le résultat ne peut nullement être qualifié de Techno,
abstraction faite de tout jugement qualitatif. Le pied Techno constitue l'élément inconciliable, gênant, inacceptable, mais
c'est le coeur de la Techno. Cette oeuvre "Hier, aujourd'hui et demain"
fut créée cet été à Montpellier. Loin d'être une synthèse,
l'oeuvre montre en revanche qu'il est
possible d'associer des musiciens Techno à des projets exacadémiques.
Deux tendances dominent les discours sur les rapports entre musique
exacadémique et Techno. L'un, à tendance universaliste et
idéaliste voudrait rapprocher la musique Techno des musiques exacadémiques
(en particulier la musique minimale américaine, la musique concrète
et électroacoustique, voire le jazz, qui a acquis ces dernières
décennies un statut social proche de celle de la musique écrite,
musique à haut capital culturel). Pour ce faire, ses partisans mettent l'accent sur
l'antériorité des musiques électroacoustiques
qui se seraient démocratisées par un processus logique parallèle
à celui qui gouverne la diffusion des technologies. Dans le cas
des musiques répétitives, la prégnance de la répétition
tient lieu d'argument suprême, tandis que pour le jazz, l'argument
ethnique (également appliqué du jazz vers le Rap) fait office
de preuve. Sous l'influence de cette tendance, les musiciens Techno (européens
pour la plupart) sont incités à découvrir, si ce n'est
déjà fait, les travaux de leurs "savants" prédécesseurs.
Des projets collatéraux initiés par les projets directeurs
artistiques de maisons de disques voient le jour, tels les deux albums
de remixes en forme d'hommages à Pierre Henry et Steve Reich Il est symptomatique que Pierre Henry soit surtout cité par les
musiciens Techno pour son "psyché rock"4 , une musique composée
avec Michel Colombier pour le spectacle "messe pour le temps présent".
Ce fut un véritable succès commercial, fait inédit
dans la musique électroacoustique. Or il qualifie cette oeuvre de
tout à fait anecdotique dans son oeuvre. La musique est structurée
comme un morceau de rock, complètement décalée par
rapport aux oeuvres qu'il composait à l'époque. Il qualifie
cette expérience de "dérive marrante". Il y a quelque chose
de paradoxal dans le fait que Pierre Henry soit connu des musiciens Techno
pour son imitation à caractère parodique de la musique rock.
La même aventure est arrivée à Steve Reich, dont
plusieurs oeuvres se sont vues remixées par des musiciens Techno5
. Ce n'est pas sans provoquer quelques polémique contre le mélange
des genres. Elisabeth Schwind consacre un article à ce problème
:
"(...) Reich passé à la moulinette des disc jockeys et des
compositeurs électroniciens. Certains en auront froid dans le dos.
Aujourd'hui, ce n'est que Steve Reich, mais de qui sera-ce le tour demain
? Mozart, Beethoven voire Boulez, Lachenmann ? Structure I sur une séquence
de basse du Roland TB 303, le nec plus ultra de l'équipement Techno
? Je n'ose y songer."6
Le besoin de reconnaissance de certains musiciens Techno se traduit
à l'occasion d'entretiens avec la presse par la citation de noms
prestigieux comme Boulez7 , Stockhausen ou Pierre Henry. Or ces derniers
ont déclaré ne pas apprécier la Techno, voire lui
dénient une valeur esthétique. Il n'est pas aisé de
se faire accepter dans le sérail des musiques légitimée
par les élites culturelles du monde occidental. Le clivage se situe
à la fois en termes esthétiques, sociaux, culturel, et probablement
encore davantage d'ordre générationnel. La fusion des genres
a quelque chose de sensationnel et de séduisant, propice à
une large médiatisation, au bénéfice bien entendu
des maisons de disques. Ce phénomène de crossover doit cependant
être ramené à ce qu'il est : un courant ultra-minoritaire. En réaction à cet éclectisme candide se construit
un discours plus traditionnel motivé par le rejet esthétique
et fondé sur une conception essentialiste de la "musique savante".
La Techno fait fréquemment l'objet de commentaires négatifs
de la part des compositeurs de musique exacadémique, comme d'ailleurs
par les amateurs de musique classique, jazz voire même de musique
rock. Si un rejet radical est plus rare du côté des musiciens
Techno, la plupart ne connaissent ou n'écoutent pas du tout de musique
classique et encore moins de musique exacadémique. On ne remarque
pas de volonté de s'affirmer contre la musique classique, puisque c'est une musique
qu'ils connaissent peu et qui les indiffère le
plus souvent.
Dans un entretien récemment accordé à Epok, revue
de la Fnac grosse entreprise de marchandisation de la culture, Boulez
accuse la Techno de n'être qu'une "pseudo rébellion totalement
récupérée par le circuit marchand"8 . Mais que fait-il
lui même sinon assurer la promotion de ses derniers enregistrements
? Il accuse la Techno de fascisme en déclarant que "c'est une musique
qui aurait pu être adoptée par Hitler"9 . Certes, mais le
régime nazi a surtout utilisé Wagner, un compositeur que
Boulez admire et a enregistré. Toute musique peut-être instrumentalisée
par le pouvoir politique, la Techno (le régime serbe aurait organisé
des raves et des concerts rock), comme la musique contemporaine. Ainsi
la mairie de Paris soutient fortement les projets de Pierre Boulez pour s'assurer une bonne image auprès des élites.
Le discours de Pierre Boulez sur la Techno est très virulent
et excessif, mais ce qui est significatif, c'est qu'il n'hésite
pas à parler d'une musique qu'il ne connaît qu'à travers
les mass-médias. Son discours fait et a toujours fait beaucoup de
bruit : c'est un personnage haut en couleur et son prestige est considérable.
Le rapport à la musique passe par des médiations complexes
et des représentations caricaturales. Comme Finkielkraut l'avait
fait avec le rock dans "la défaite de la pensée"10 , Boulez
relance le mythe du retour de la barbarie associé au panurgisme
des amateurs de Techno. Le barbare c'est celui qui parle mal sa propre
langue, celui qui balbutie. Stockhausen a l'impression en écoutant
la Techno d'entendre quelqu'un qui bégaie11 . La boucle, la répétition
régulière semble en effet une déconstruction du langage,
un moyen de casser la narration en miroir du sérialisme qui voulait
casser la répétition.
La rave, pour Boulez, se complaît dans la soumission et le panurgisme.
Tout le monde danse au pas de l'oie sur un "martèlement imbécile
qui semble dire, vous êtes des esclaves et vous resterez des esclaves"12
. Il y a indubitablement une célébration de la puissance
du son, mais on peut renverser la comparaison. Assis dans un fauteuil et
totalement interdit de mouvement, le public qui assiste au concert de musique
classique et exacadémique accepte une soumission encore plus totale
au son. Associer le fascisme qui est une système politique à
la musique de danse et aux mouvements synchrones des corps, révèle
une incompréhension flagrante de l'homme comme être social,
ainsi qu'un ethnocentrisme complètement périmé. La Techno véhicule des valeurs opposées à celles
des lumières et du Beau kantien (plaisir pur dégagé
de toute sensualité, notions de sacré, de pureté, d'élaboration du matériau. La Techno fusionne la musique
et la fête à travers la transgression des valeurs musicales
dominantes, auxquelles elle substitue la catharsis, l'immédiateté
et la brutalité du son. Par contre, si l'on se place à l'intérieur
de l'esthétique Techno, du point de vue du Technophile, on est capable
de discriminer toute une série de sensibilités distinctes
voire opposées. Les notions kantiennes y ont leur place, notamment
en ce qui concerne une certaine Techno américaine, celle de Detroit,
qui se revendique comme "pure" parce qu'elle est à l'origine du
mouvement et élaborée en référence au mouvement
afrofuturiste.
La défiance mutuelle ne manquera pas de se réduire avec
le temps, surtout lorsqu'une nouvelle génération de compositeurs
exacadémiques, qui n'aura pas pu rester complètement à l'écart du phénomène Techno, prendra la parole. Les
musiques académiques se sont plus souvent inspirées des musiques
traditionnelles que l'inverse. Pour la Techno, nul doute que l'influence
va rejaillir entre les portées mais il est un peu tôt pour
imaginer la forme qu'elle prendra. La mode du crossover entre musique exacadémique
et variété ne touche pas à proprement les musiciens
de Techno, mais des musiques électroniques plus adaptées
aux formats commerciaux de la radio. À l'heure actuelle, l'écart
semble trop important entre les valeurs sophistiquées de l'exacadémie
et la brutale linéarité de la Techno. La répétition
régulière de la pulsation fait fuir les partisans des matériaux
richement élaborés construits contre la répétition.
Trop attachée au corps et à la fonction festive pour qu'un
lien se tisse avec l'univers cérébral des musiques académiques.
L'opposition schématique entre un art dionysiaque et un art apollinien se délitera au fur et à mesure que les musicien de Techno
les plus doués trouveront le moyen de s'affranchir du carcan rigide
de la répétition régulière de la pulsation.
haut
Emmanuel Grynszpan
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