LA MUSIQUE INDUSTRIELLE
malaise dans la culture

Emmanuel Grynszpan

  répertoire des groupes de musique industrielle et dérivés
présentation

Les origines du mouvement

L'influence du groupe 

kraftwerk

Le concept de musique industrielle

Le noyau fondateur du 
mouvement

Culture des marges

Throbbing Gristle

Cabaret Voltaire

SPK

Esthétique de la cruauté

la seconde vague industrielle après 1980

Propagation du bruit dans d'autres styles musicaux

Conserver la musique industrielle

Discographie sélective

Bibiographie

présentation

La musique industrielle est un courant musical issu des franges du rock expérimental et du courant artistique baptisé "happening", qui consiste à exécuter des performances au lieu de présenter des oeuvres d'art finies. Basée essentiellement sur une instrumentation électronique produisant une musique agressive et dérangeante alliée à une critique radicale de la société, la musique industrielle constitue un "underground" irréductible. Depuis l'apparition de ce courant à la fin des années 70, simultanément au punk, l'écho n'a jamais affleuré à la surface des mass médias, ni son audience dépassé un cercle de passionnés discrets. Et pourtant, son influence se fait plus perceptible à en juger par les fréquentes références qui lui sont faites par des musiciens des horizons les plus divers.

L'histoire du mouvement industriel débute en 1975, alors que les premiers groupes se constituent en Angleterre et aux États-Unis. Ils sortent leurs premiers enregistrements sur le label indépendant "Industrial Records" fondé par le groupe Throbbing Gristle. Le nom du mouvement vient de ce label. Une seconde vague de groupes démarre au début des années 80 dans tous les pays d'Europe occidentale, aux États-Unis et au Japon, alors même que la première vague se saborde et préfère enterrer le projet industriel. La première vague était visiblement influencée par les théories situationnistes, tandis que la seconde est nettement plus composite.
 
 

industrielle ?

Musique industrielle, très peu pour moi réagit le mélomane, échaudé par l'instrumentalisation de la musique pour augmenter la productivité des cadres (voir l'entreprise américaine Muzak dans les années 50), favoriser la consommation dans les grands magasins, détendre les voyageurs sur les quais du métro... Concrétisation assumée des angoisses adorniennes sur la marchandisation de la musique, produit de consommation castré de toute capacité à éveiller des idées ou des sentiments progressistes...

La musique industrielle choisit de se donner pour nom ce contre quoi elle se dresse, qualification satirique relative à la standardisation du produit musical par l'industrie du disque. La musique populaire, tout comme le jazz et la musique classique doit être formatée de manière optimale pour la vente : être adaptée au passage radio, à la capacité du support du disque, et bien sûr aux goûts d'un large public.

S'agit-il d'une évocation nostalgique de l'empire de l'industrie, du travail à la cha"ne désormais largement révolu, des machines bruyantes, du cycle des pistons, du battement régulier des marteaux et des sifflements de la vapeur qui s'échappe ? Une sorte d'écho de la passion bruitiste des sons "modernes" de l'industrie évoquée par Russolo dans son manifeste du bruitisme ?

En réalité, le mot industrie est employé dans un sens allégorique. Il s'agit à la fois de l'esthétique froide et brutale que suggère ce mot ; d'autre part d'une satire : la critique radicale de la société de consommation de masse, et la marchandisation forcée de l'úuvre d'art qu'elle entra"ne. Dérision de l'úuvre  "industrielle" parce qu'elle est produite selon la même logique qu'une automobile. Une musique industrielle dans une société post-industrielle, où se vit depuis quelques décennies l'angoisse des friches désertées et du chômage croissant. Satire de l'industrie dans toute son horreur, rêve écroulé ou "terminus de l'humanité" selon Genesis P-Orridge, membre de Throbbing Gristle.
 
 

Les origines du mouvement

Au milieu des années 70, l'actualité musicale est dominée par les groupes de rock progressif déversant une musique planante inspirée de la musique savante classique, et par la nouvelle fusion qui s'opère entre le jazz et le rock, sous la forme de groupes de virtuoses improvisant sur des instruments amplifiés. La virtuosité prend alors une importance très grande dans la musique rock, agrandissant fortement le fossé entre le musicien doté d'un fort "capital technique" et son public en admiration. C'est dans ce contexte qu'interviennent deux évolutions majeures. Le rock, principal vecteur de l'expression de révolte dans la jeunesse occidentale, produit (sous la forme du punk) une réaction violente à la starification grandissante des musiciens de rock. Le punk est une musique simple, brutale, virulente, accessible à tous. Pas besoin de savoir bien jouer de la guitare, au contraire, le son se doit d'être sale, et le matériel bon marché. Les groupes se forment autoproduisent un album puis disparaissent, telle une éruption soudaine, partie de Londres puis gagnant toute l'Angleterre et rapidement toute l'Europe et les États-Unis. Le mouvement punk s'est rapidement essoufflé au début des années 80, devenant une posture stéréotypée de rébellion gratuite s'autoplagiant, la phrase qui remplaçait le "no future" des débuts était "punk's not dead" entre la mauvaise fois et la rage devant l'évident déclin de l'inspiration.
Dans le même temps, une autre révolution, plus profonde encore, mais moins remarquée, résulte de la mise sur le marché d'instruments électroniques aux possibilités s'élargissant et à des prix désormais accessibles à tous alors qu'ils étaient cantonnés jusque-là aux gros studios d'enregistrements. Synthétiseurs, boites à rythmes, multi-effets, tables de mixages, bandes magnétiques... et surtout l'échantillonneur au début des années 80. Ces instruments se substituent presque entièrement aux instruments du rock dans les groupes de musique industrielle.

Il est intéressant de comparer les histoires des deux mouvements industriels et punk. L'explosion du mouvement punk en 1977 fut très habilement préméditée par le producteur des Sex Pistols et habile agitateur médiatique Malcolm McLaren, bien décidé lui à créer l'événement et à pénétrer profondément le grand public. Le punk a connu immédiatement un succès massif dans la jeunesse du Royaume-Uni, trop heureuse de pouvoir grâce à la musique laisser exploser sa colère alors que le mouvement industriel, qui aurait pu bénéficier du mouvement d'ascenseur déclenché par le punk vers la pop music, les réseaux de diffusion sont demeurés confidentiels. Les ambitions médiatiques  contradictoires, la radicalité du message et l'absence de figure emblématique cantonnèrent le mouvement industriel à une diffusion souterraine. La zone géographique où la musique industrielle s'est le mieux diffusée correspond aux pays du nord de l'Europe, principalement l'Angleterre, la Belgique, les Pays-bas, l'Allemagne et dans une moindre mesure le nord de la France.
 
 

L'influence du groupe kraftwerk

Ce groupe allemand s'est formé en 1970. Le mot "Kraftwerk" signifie en allemand "centrale électrique". Classé au début de sa carrière dans la scène "Krautrock", Kraftwerk se démarque ensuite des autres groupes (Ash Ra Tempel, Tangerine Dream, Can, etc.) en adoptant une esthétique froide et exclusivement basée sur une instrumentation électronique, alors que le Krautrock était une musique planante placée dans la continuité du rock psychédélique anglo-saxon. Kraftwerk cherchait  à produire une musique typiquement allemande : "Nous voulons que le monde entier sache que nous venons d'Allemagne" déclare Ralph Hütter en 1975. Une manière de réagir à l'américanisation qui avait été imposée à de nombreux aspects de la société allemande, et en particulier à la musique populaire :

La prise de conscience de l'influence exagérée de la musique américaine en Europe a beaucoup compté dans le développement des musiques électroniques européennes, en particulier pour le courant qui nous intéresse. La Musique Industrielle s'en inspirera en éliminant toute trace d'héritage du "blues". Le but commun à ces esthétiques est de créer en quelque sorte une "musique ethnique de la civilisation industrielle". Kraftwerk déclare avoir créé une "Industrielle Volkmusik" (musique populaire industrielle).

L'autre aspect de Kraftwerk qui marque la scène industrielle est l'ambiguïté des symboles utilisés : la netteté irréprochable de l'apparence des musiciens tranche avec le rejet des codes sociaux affichés par les grandes stars du rock. Le comportement dominant était de s'enivrer de bière et de s'habiller de cuir noir, ou bien pour les hippies de fumer du haschisch et de s'habiller à la mode indienne. Kraftwerk était à mille lieux de ce cliché et cela se ressentait aussi bien dans l'image présentée au public que dans la musique produite. Les musiciens s'habillent  comme des cadres de banque "cravatés et avec les  cheveux courts, apparence pour le moins minoritaire en cette époque baba". La pochette de l'album "Man Machine" 5  présente le groupe en chemises rouges et cravates noires, les musiciens ayant les sourcils très noirs et les lèvres rouge vif. La typographie et les formes cubistes sont exclusivement de couleurs noires et rouges, et le groupe affirme s'être inspiré pour la réalisation de l'artiste constructiviste russe El Lissitzky. Les réactions de la critique rock furent diverses, en fait l'image d'un groupe allemand en uniformes de type militaire suscita une certaine controverse. Kraftwerk n'était pas le seul à  attiser la controverse en utilisant de telles stratégies. Beaucoup de gens virent l'ironie sous-entendue dans ces engagements artistiques, mais certains le prirent inévitablement au premier degré et se persuadèrent à tort que c'était là une façon d'approuver le fascisme. Cet exemple fait penser à la polémique existant autour du groupe Laibach. La différence étant que Laibach construit son image à partir de cette ambiguïté et l'entretien soigneusement. Ce groupe considère d'ailleurs Kraftwerk comme une influence majeure lorsqu'il déclare que "cette influence a existé dans tous nos travaux".
 
 

Le concept de musique industrielle

Bien qu'opposée au formatage utilitariste de la musique au sein de la société marchande productiviste, la musique industrielle prend également à contre-pied la conception idéaliste de la musique, désintéressée. la musique industrielle affirme l'instrumentalisation de la musique à des fins qui la dépassent. Subversion, induction à la prise de conscience

À l'origine, pourtant, la musique industrielle, avait pour projet d'atteindre le plus grand nombre de gens, la musique étant considérée comme un media privilégié en raison de sa grande popularité dans la jeunesse, et de la facilité que représente ce biais pour diffuser des idées. La question des idées véhiculées par la musique se pose de manière cruciale pour l'ensemble du mouvement industriel. La raison en est que dès le début, chez des groupes comme Throbbing Gristle ou Cabaret Voltaire, le media musical est considéré comme propice à une large diffusion, dans un but ultime de propagande destinée à promouvoir des idées subversives. Avec le recul des années, l'objectif para"t dérisoire car la musique industrielle ne s'est jamais donné les moyens musicaux d'être populaire. L'inaccessibilité de la musique résulte d'une rupture maximale avec les habitudes d'écoutes : la musique industrielle ne répond pas aux attentes du grand public désireux d'associer musique avec fête, loisir ou détente.

Le moyen semble avoir primé sur la fin. Les musiciens industriels se trouvaient au début du mouvement devant un choix cornélien : répandre leurs idées dans la culture ou bien produire une musique radicalement nouvelle. C'est le dilemme du révolutionnaire entre la forme et le fond: trancher radicalement avec l'ancien système ou bien s'en servir pour le tuer. Le situationnisme prônait une infiltration des médias et des institutions pour les influencer, mais la culture dominante a toujours su paisiblement assimiler jusqu'ici les avant-gardes les plus contestataires.

Si des groupes tels que Throbbing Gristle ou SPK ont d'abord cherché à faire passer un message de contestation radicale, leur objectif n'a pas été atteint puisque leur subversion si elle existe n' a pas dépassé le cadre d'une contre-culture spécifique et quand elle l'a fait, ce milieu en a surtout retenu l'extrémisme musical et visuel. La seconde vague des groupes de musique industrielle se contente de citer les idées situationnistes comme influence. Le phénomène a évidemment déteint sur les fanzines et le public. Le situationnisme est réduit à des références à quelques penseurs ou bien se limite à un système d'idées vagues et nébuleuses.

Seul le groupe Laibach a su faire évoluer sa musique depuis 1980 jusqu'à aujourd'hui vers un public plus large tout en maintenant son cap vers la subversion. La musique de Laibach ne peut en apparence plus être aujourd'hui qualifiée d'industrielle, parce qu'au niveau musical, le temps de l'expérimentation sonore est révolu. Cette musique ne correspond pas pour autant aux canons commerciaux et leur style reste reconnaissable entre mille, mais le message est resté aussi important que l'esthétique musicale. A partir de 1987, Laibach décide d'investir la musique populaire occidentale en reprenant des chansons très connues (de grosses ventes de disques, des "hits") et en leur faisant subir un traitement  draconien : les morceaux sont transformés en des sortes d'hymnes pompeux et emphatiques au possible ó ridiculisant les originaux ó pendant qu'une symbolique totalitaire domine tout le domaine visuel (clips, présentation des disques).  Laibach reprend les canons de la musique populaire puis les travestit en y injectant une idéologie immédiatement reconnaissable, En empruntant de manière redondante la thématique et l'iconographie des grandes idéologies (marxisme, fascisme, catholicisme, capitalisme...) Laibach montre combien il est facile de faire de la propagande en prétendant simplement être un groupe de rock. La satire virulente du groupe slovène n'a pas été toujours bien comprise, et il arrive que les médias présentent Laibach comme un groupe "à l'idéologie douteuse". Les principes fondateurs de la musique industrielle (tactique de choc, guerre de l'information et éléments extra-musicaux) sont toujours actuellement exploités par le groupe.
 
 

Le noyau fondateur du mouvement

Deux projets témoignent des débuts du  mouvement industriel : le livre "Industrial Culture Handbook" et le label "Industrial Records". Faisant office de manifeste à la manière des avant-gardes du début du siècle, le "guide de la culture industrielle" fixe historiquement le projet d'une culture industrielle et rassemble les principaux acteurs du mouvement dans une communauté d'esprit évidente. Publié à San Francisco peu après la dissolution du groupe Throbbing Gristle, l'ouvrage montre les stratégies imaginées par les artistes pour imprégner la culture. Persuadés que l'artiste se doit aujourd'hui de créer sa propre structure de diffusion   les membres du groupe Throbbing Gristle montent  leur label "Industrial Records", où sont édités les premiers et principaux groupes de musique industrielle. Les deux projets, l'ouvrage et le label marquent l'âge d'or du mouvement.

Le choix de parler de "culture industrielle" plutôt que de mouvement ou de musique marque une intention particulière. Si la culture se définit comme l'ensemble des structures sociales et des manifestations artistiques, religieuses, intellectuelles qui définissent un groupe, une société par rapport à d'autres, la culture dont il est précisément question ici se définit davantage comme une contre-culture* et cet amalgame des deux est presque une provocation dans la mesure où le mouvement industriel est une réaction extrême, radicale et violente par rapport à une culture dominante.

L'introduction au mouvement est rédigée par Jon Savage, un journaliste et essayiste proche des groupes. Sa description est donc intéressante en ce qu'elle reflète bien l'esprit dans lequel s'est constitué la démarche et l'esthétique industrielle. Jon Savage distingue cinq notions qui définissent selon lui le mouvement industriel.

ï "L'organisation autonome" : c'est-à-dire le rapport à l'industrie musicale, qui est en quelque sorte nul. Les labels* indépendants se situent dans une économie parallèle à celle des majors*, et parviennent même à un certain succès commercial (le label Mute est né à cette période et produisait principalement de la musique industrielle. ll existe toujours aujourd'hui).

ï "L'accès à l'information" : Jon Savage évoque ici le thème de la "guerre de l'information" introduit par les groupes Throbbing Gristle et Cabaret Voltaire. Ces derniers s'inspirent des théories de William S. Burroughs* sur le contrôle exercé par les mass media. "La musique devenait un moyen d'élever le niveau du débat et de l'information à un degré jamais atteint à cette échelle. Les tabous étaient ostensiblement examinés et le contrôle contesté"

ï "L'usage des synthétiseurs et l'anti-musique" : il y a une volonté d'approcher la musique d'une nouvelle manière, qui passe par la recherche de son anti-musical, et aussi de manière à refléter l'environnement sonore du présent. Ce qui rapproche le mouvement du bruitisme de Russolo*.

ï "Les éléments extra-musicaux" : cela consiste, pour Jon Savage, à utiliser d'autres media que la musique pour diffuser les idées, et il fait allusion à des émissions de télévision produites par les groupes Cabaret Voltaire et Psychic TV.

ï "Les tactiques de choc" : afin d'être sûr que l'audience ressent et vit ce qui se passe sur scène, Throbbing Gristle et Cabaret Voltaire vont jusqu'à provoquer la violence du public à leur encontre.
 
 

Culture des marges

Le mouvement industriel se situe dans la contre-culture, rejetant en bloc les structures économiques et simultanément l'organisation capitaliste de l'économie, en particulier de l'industrie musicale, ainsi que toute allégeance à une Institution d'État. L'intérêt était de reprendre complètement le contrôle de la cha"ne de diffusion de la musique et du message en général.  Pour ces raisons, ce n'est ni une musique de grande diffusion comme le rock, le rap ou la techno, ni une musique de tradition savante comme la musique électroacoustique. Parmi les arts, la musique est peut-être le plus soumis aux règles de la consommation de masse par l'intermédiaire des énormes multinationales que sont les Majors. La consommation de musique est un loisir de masse, ce qui, loin de libérer les musiciens des contraintes du mécénat et de l'institution, lui en impose d'autres, par exemple une standardisation du produit artistique dans un souci de rentabilité immédiate, qui entre fatalement en contradiction avec la nature de l'art.

La musique industrielle réagit d'une manière particulière à cette standardisation forcée. Ne pouvant rivaliser avec la très large diffusion des musiques commerciales, elle prends le parti inverse : une diffusion souterraine, indépendante de toute institution ou entreprise commerciale.. Le public est très restreint, en France comme ailleurs, et les tirages de disques ne vont pas au-delà de 3000 exemplaires pour le monde entier. Les tirages sont limités parce qu'ils coûtent cher aux artistes, et d'un autre côté, cela donne au public l'impression de posséder une oeuvre rare, ce qui ajoute à sa valeur. ll est clair que les musiciens ne peuvent pas vivre de cette activité. Personne ne vit de la musique industrielle parce qu'elle ne s'intègre pas dans l'économie culturelle En revanche, cette situation ôte toute pression économique. ll n'y a pas l'obligation de plaire à un public large, ce qui donne toute liberté pour créer selon ses désirs.  Le moins que l'on puisse dire est que la musique industrielle est en marge de l'industrie de la musique. Le public se sait ultra-minoritaire et adopte un comportement en conséquence. L'intimité créée par le petit nombre donne l'impression d'appartenir à une famille, et d'être plus proche des artistes. Le public cherche cette sensation qu'il ne peut trouver dans les styles plus populaires, et cela favorise naturellement un esprit d'élitisme.

La principale originalité du courant industriel est de communiquer ses idées non pas à travers les paroles d'une chanson (les musiques sont très souvent instrumentales) mais d'une manière redondante, à travers la performance en concert, les textures sonores et les iconographies utilisées sur les affiches, pochettes et livrets d'albums. Il n'est jamais question d'un récit ou d'un exposé didactique comme on l'entend dans le rock engagé, le rap ou la chanson. C'est un point important qui préfigure la musique électronique actuelle ó en particulier la techno ó musique instrumentale véhiculant souvent, contrairement aux idées reçues, une contestation globale des valeurs actuellement dominantes.
 
 

Throbbing Gristle

Throbbing Gristle est né d'un collectif d'artistes appelé COUM Transmissions fondé en 1969 auquel participaient déjà deux futurs membres du groupe: Cosey Fanni Tutti et Genesis P-Orridge. Ce dernier commente COUM Transmissions comme "ne faisant pas partie de l'establishment (c'est-à-dire ne bénéficiant d'aucune aide institutionnelle), s'exprimant principalement par le biais du mail-art, et des spectacles de rue". Leur travail était marqué par l'empreinte du mouvement américain Fluxus lui-même très inspiré du travail de Marcel Duchamp, en utilisant tout particulièrement le non-respect de Fluxus pour les conventions musicales et leur sens de l'humour basé sur l'absurde. COUM Transmissions souhaitait détruire les élites de l'art privilégié et affirmait que les media traditionnels que sont la peinture et la sculpture étaient désormais redondants et usés. Leurs oeuvres étaient conçues pour être reproduites en grande quantité et pensées pour être multimédia en exploitant l'environnement sonore, visuel, odorant et tactile. Tous ces thèmes étaient également ceux de Fluxus.

Throbbing Gristle fut créé à l'arrivée de Chris Carter. Ce dernier leur fait découvrir ce qui devint une de leur principale influence musicale: le groupe Allemand Kraftwerk, ainsi que les premiers albums du groupe Tangerine Dream. C'est Chris Carter qui initie le reste du groupe à l'instrumentation électronique et à ses possibilités.

Throbbing Gristle devient  la branche "industrie musicale" du collectif COUM Transmissions, ce qui place les membres devant un dilemme : l'art est élitiste, hypocrite  et hors d'atteinte tandis que l'industrie musicale, si elle n'est pas non plus attrayante, offre cependant lëavantage d'ouvrir à une grande audience. Peter Christopherson déclare "On voulait toucher plus de gens en vendant des disques et se servir du business comme instrument facilitant". Throbbing Gristle est en un sens le contraire de COUM Transmissions dans la mesure où Throbbing Gristle joue le jeu de l'industrie musicale et a un but tandis que COUM Transmissions restait en dehors et n'avait ni stratégie ni intentions précises. Throbbing Gristle cherchait à recréer une contre-culture en infiltrant le monde du rock, qui avait selon eux perdu tout esprit contre-culturel du fait de sa soumission aux contraintes économiques.

Les membres fondateurs Chris Carter, Peter Christopherson, Cosey Fanni Tutti, Genesis P-Orridge s'investissaient tous autant dans le groupe, aussi bien au niveau musical qu'à celui des performances en concert. Ces manifestations séminales devinrent le point de rencontre de personnes à la recherche de sensations et d'informations. Ces concerts furent à l'origine d'amitiés et de collaborations qui donnèrent naissance à la scène musicale industrielle de la fin des années soixante-dix. Beaucoup de ceux qui assistèrent aux performances de Throbbing Gristle devinrent eux-même  des musiciens importants du mouvement (SPK, Nocturnal Emissions, Lustmord, Nurse With Wound).

Throbbing Gristle cherchait lors des performances à désagréger l'idée que le public pouvait se faire d'un concert, en adoptant diverses tactiques et expérimentations sonores afin de stimuler et pousser le public à s'investir dans leur travail. Cela incluait l'usage d'une lampe halogène très puissante dirigée vers l'audience, des éclairages stroboscopiques et un générateur d'ions négatifs extrêmement puissant qui se déchargeait souvent en créant un spectaculaire arc d'électricité ainsi qu'un grand miroir à l'arrière de la scène. Les concerts tournaient souvent à la confrontation avec le public et  étaient  exténuant physiquement et mentalement. Le groupe prêtait particulièrement attention aux "processus de contrôle" de la société sur l'individu, ainsi qu'à la "guerre de l'information" (ce qui signifie pour Throbbing Gristle que la lutte pour le contrôle n'est plus territoriale mais communicationnelle), dans une révolte globale contre l'instinct de soumission.

Les centres d'intérêt du groupe sont tout ce que la société considère comme tabou: tortures, sectes, guerres, techniques de lavage de cerveau, meurtres atroces (d'enfants ou de psychopathes), perversions sexuelles, pornographie insolite,  comportement dans les camps de concentration, uniformes militaires et insignes. Ce n'est pas tant une collection d'horreurs qu'une volonté de ne pas passer sous silence cette partie fascinante des activités humaines et qui reste incomprise faute d'être l'objet d'un débat public serein.
 
 

Cabaret Voltaire

Comptant initialement trois membres, Richard H. Kirk, Stephen Mallinder et Chris Watson, Cabaret Voltaire commença par de simples manipulations de bandes en temps réel à Sheffield (Angleterre) en 1973. En avance sur leur temps, leurs idées prirent forme en 1975 lorsqu'ils effectuèrent leur première performance sonore expérimentale sous le nom de Cabaret Voltaire, d'après le nom d'un café où se réunissaient les dadaïstes durant la première guerre mondiale. À ce premier concert du trio, la réaction du public qui réclamait du rock'n'roll, est violente: le groupe est agressé sur scène (comme Ornette Coleman à ses débuts) et Stephen Mallinder est hospitalisé.

Les bruits étaient élaborés à partir de bandes mises en boucle  par dessus lesquelles étaient joués des instruments et des voix trafiquées, l'ensemble produisant un son percussif dense. Le Cabaret Voltaire des années 1973 à 1976 était entièrement consacré à la manipulation et à l'enregistrement de ses sons sur des bandes.

En tant que part du mouvement de confrontation punk, lui-même inspiré par dada et le situationnisme, les premiers morceaux portent des titres aux résonances politiques extrêmes : "Baader Meinhof" et "Do the Mussolini (headkick)", titres qui les firent vite conna"tre. Cabaret Voltaire est fasciné par la Camera Silence  issue des expériences de Baader. Après son arrestation, le terroriste était  enfermé par les autorités allemandes dans une pièce vide de son, de lumière et de mouvement, dans l'intention de le rendre complètement fou. Ils se réfèrent à cette représentation extrême de la culture industrielle pour exprimer une révolte profonde. "L'éducation nous enseigne que l'homme vit pour travailler, or il n'y a plus de boulot, de quoi donner une génération de psychotiques" constate Mallinder. Ils apparurent à la presse comme immergés dans un monde de paranoïa entretenue par des théories de conspiration, de contrôle politique et d'usage libre de drogue  pour libérer et desinhiber l'individu.

ll est toujours difficile d'évaluer l'influence qu'un groupe a eu sur la musique contemporaine. Cependant, on peut affirmer que Cabaret Voltaire (de même que Throbbing Gristle) est à l'origine de l'utilisation de nombreux sons qui étaient considérés comme n'ayant rien à faire avec la musique en 1973. Particulièrement à propos de l'utilisation de voix (issues de discours, de films, de reportages, etcÖ) incorporées à la musique qui était à l'époque identifiée comme la "marque de fabrique de Cabaret Voltaire". Ils ont aussi inspiré un certains nombres de groupes qui continuent à oeuvrer aux franges de l'industrie musicale et dont l'intention principale est d' élargir les limites du champ musical.
 
 

SPK

SPK est un collectif d'artistes radicaux quant à leur projets politiques et sociaux, dont la critique s'inspire des théories sémiotiques. On identifie précisément les influences dans les livrets des trois premiers albums, qui contiennent des textes de Baudrillard (L'échange symbolique et la mort) et Foucault (Histoire de la folie, Histoire de la sexualité). Le groupe souhaite dénoncer le conditionnement subit par l'individu dans les sociétés occidentales de la fin du 20ème siècle, à travers la musiques et les performances.

Formé à Sydney (Australie) en 1978, puis rapidement relocalisé à Londres, le mystérieusement nommé EMSAKS et quatre amis prirent le nom de Socialistisches Patienten Kollektiv d'après un groupe de malades mentaux d'Allemagne de l'Ouest qui, inspirés par les terroristes de la bande Baader-Meinhof, tentèrent de se constituer en groupuscule terroriste. Ils périrent en essayant de faire sauter leur hôpital psychiatrique.

Le groupe a sorti quatre albums de musique industrielle avant de se reconvertir sans succès dans une musique électronique dansante à la fin des années 80. Les membres de ce collectif d'artistes varient à l'exception de Graeme Revell qui est présent du début à la fin. Il réalise seul le quatrième album. SPK est resté dans l'histoire de la musique industrielle pour avoir plus que les autres groupes fondateurs réussi un équilibre entre les différentes formes d'art. Les concerts étaient le théâtre de performances très impressionnantes mêlant effets spéciaux, maniement d'armes militaires, vidéos extrêmement violentes conçues par les membres du groupe. Ils se sont distingués par des mises en scènes macabres où les membres dévoraient un cerveau dans le crâne d'un mouton et lors d'un concert à San Francisco ils utilisèrent un lance-flamme qui brûla involontairement une personne du public. Mark Pauline, l'un des membres s'est aussi rendu célèbre par ses sculptures faites de restes  d'animaux et de robots métalliques articulées et animées. ll a fait des performances les mettant en scène avec des chars d'assaut miniatures télécommandés qui tirent des projectiles explosifs finissant par tout détruire. SPK a aussi produit et commercialisé une vidéo appelée "Despair"  montrant des scènes atroces et réelles montées de manière aléatoire avec des graphismes, sur une musique du groupe.

Les textes contenus dans les livrets originaux ou non, ainsi que l'entretien paru dans l' "Industrial Culture Handbook" sont le point de départ d'une critique radicale de la société de consommation et du spectacle d'après la théorie situationniste. SPK est révolté du fait que la société de consommation puisse investir les fantasmes des individus pour les formater dans le but de tout contrôler et de se perpétuer. Une certaine paranoïa est présente dans cette obsession du contrôle et d'une sorte de complot ourdi par la société toute entière. SPK ne nomme jamais de responsable et s'emploie un peu à la manière de Barthes dans "Mythologies" à une sorte de démystification.
 
 

Esthétique de la cruauté

Les groupes de musique industrielle n'étaient pas les premiers à utiliser essentiellement une instrument ation électronique : des groupes allemands tels que Tangerine Dream, Neu ! et surtout Kraftwerk avaient déjà commencés à défricher les nouveaux territoires d'expression. Mais l'usage des instruments électroniques fut dirigé dans une autre direction, en rapport avec le projet d'une "anti-musique". Le bruit, la salissure volontaire et le travestissement des sons constituent l'essentiel de l'oeuvre au détriment des matériaux esthétiques dominants jusque-là (mélodie, harmonie). L'élimination d'une hauteur clairement perceptible du son

A la base du mouvement industriel, il y avait une intention presque didactique d'exploration de soi et de la société. Dans son rejet du conditionnement social, il y avait un souci d'informer le public sur une situation d'oppression inacceptable qu'imposait la société à l'individu. Les musiciens voulaient montrer la réalité telle qu'ils la percevaient par les sons et les images. Pour cela, le mouvement industriel a cherché à se créer une esthétique propre, et même si elle n'est jamais clairement définie, on la retrouve chez tous les groupes. C'est une esthétique de l'agression et de la violence dirigée contre le public. La révolte qui sous-tend le mouvement industriel rejailli en une violence symbolique, pour ce qui est de la musique, et directe pour ce qui est des visuels. Cette violence a plusieurs fonctions :

ï Produire une forte impression sur l'auditeur pour qu'il soit dans tous les cas réceptif.

ï La musique n'est pas uniquement un moyen de s'échapper du réel, mais au contraire de le rappeler avec la plus grande force.

ï Affirmation d'une immanence de la violence dans tous les rapports sociaux. La cruauté chez Artaud est la condition de la conscience.

ï La fonction cathartique. Laisser s'exprimer la violence interne de chaque individu, en provoquant une décharge libératrice lors du contact, et qui soulagerait les tensions accumulées.

Ces fonctions font appara"tre une ambiguïté dans la mesure ou la violence intervient simultanément pour révéler une vérité et pour calmer une éventuelle réaction violente. En outre, la violence n'est généralement pas associée à la réflexion et à la compréhension. Elle serait plutôt associée à l'inverse, parce qu'elle engourdit l'esprit en évitant la pensée raisonnée pour aller directement à l'assouvissement d'une pulsion. Elle brise la dialectique nécessaire à la réflexion. La violence au sein de l'úuvre artistique est pour ces raisons ontologiquement ambiguë. Elle repose tantôt sur l'illusion d'une cruauté froide et rationnelle, tantôt sur une levée des barrières inhibantes occasionnant une réflexion introspective.

Le lieu du paroxysme de violence est le concert. La violence de la musique se manifeste dans le volume sonore extrêmement fort, le timbre du son qui se rapproche fréquemment du bruit blanc et des registres extrêmes : ultra-aigu et ultra-grave, afin de provoquer une sensation physique forte, à la limite du supportable. Throbbing Gristle se déclarait engagé dans rien moins qu'une guerre totale sur nos perceptions contemporaines. L'esthétique du mouvement industriel est délibérément dirigée vers les limites de ce que le public conçoit comme de l'art. Le bruit est habituellement considéré comme le contraire du son musical et la répétition comme le contraire d'une pensée construite et cohérente. Les musiciens industriels parlaient au début du mouvement de produire une anti-musique. Bien que la musique soit déjà par nature éloignée du langage verbal, on remarque dans la musique instrumentale savante certaines analogies, notamment au niveau de la forme, parfois construite comme une narration, ou bien au niveau des phrases musicales nettement délimitées dans le temps. La musique industrielle rompt avec cette tradition perpétuée par l'avant-garde électroacoustique. Alors que cette dernière célèbre la réification d'une pensée complexe dans le sonore, la musique industrielle évite toute analogie avec le langage. La répétition obsessionnelle bouscule les habitudes de réception en détournant la pensée d'une réflexion rationnelle.

Ce qu'on remarque immédiatement dans la musique industrielle, c'est l'absence à peu près totale de la hauteur du son, qui est aussi lié au désir de rompre avec toute idée de narration par l'intermédiaire d'une mélodie construite comme une phrase. La hauteur fait place au bruit, dont la particularité est d'être beaucoup plus riche en harmoniques. La musique est davantage construite sur des masses sonores que sur une exploration extensive des timbres (ce qui est le domaine de prédilection de l'électroacoustique). Le bruit blanc est presque omniprésent dans la musique industrielle, à la fois pour signifier une agression sur nos oreilles, mais aussi parce qu'il est le matériau brut duquel on peut extraire tous les timbres. ll existe en réalité une infinité de bruits blancs, que l'on désigne techniquement sous le vocable de bruit rose, et qui n'ont que peu été exploités par les musiciens.
 
 

la seconde vague industrielle après 1980

En 1981, le noyau des groupes fondateurs décide que le concept de musique industrielle a fait long feu et s'auto-dissout. Les groupes se séparent et/ou changent de direction musicale. Mais l'enthousiasme dépasse largement ce noyau dur et de nombreux groupes qui se sont formés entre temps passent outre l'irrévocable sentence. La musique industrielle devient brusquement un concept flou, tiraillé entre diverses esthétiques parfois totalement opposées.

Dès le début du mouvement industriel, les groupes accentuèrent leurs divergences stylistiques. Throbbing Gristle travaillait sur des sons électroniques étranges, créant des atmosphères oniriques ; SPK sur une musique extrêmement agressive avec des hurlements scandés sur des rythmes grondants ; NON construisait des murs de bruit blancs répétitifs qui ébranlent le système nerveux ; enfin, Cabaret Voltaire était plus axé sur les rythmes, l'improvisation instrumentale et le détournement d'instruments du rock mélangés avec l'instrumentation électronique. Chacun de ces groupes a enfanté un courant prolongeant ses expériences, tandis que les groupes fondateurs disparaissaient ou changeaient de style. Aujourd'hui, NON alterne les albums bruitistes avec des albums plus accessibles où il chante (des textes extrêmement violents), sur une musique instrumentale calme. Les membres de Cabaret Voltaire se sont reconverti dans lëelectronica. SPK a sorti un album en 1986 où l'on entend des musiques ethniques fondues dans une instrumentation électronique calme, et depuis, s'est aussi reconverti dans la musique de danse (mais sans succès).

Au début des années 80, la mediatisation du mouvement industriel atteint son apogée : la presse rock outre-manche s'intéresse au phénomène. David Bowie déclare que Throbbing Gristle "représente ce qui se fait de plus créatif aujourd'hui" et on peut même lire quelques articles du critique français Yves Adrien dans Rock & Folk à propos de Throbbing Gristle. Toujours en France, le label Sordide Sentimental édite quelques albums phares du mouvement et des groupes originaux se créent (Die Form, La Nomenklatur, Étant Donnés, Minamata). Un tournant majeur s'opère avec l'arrivée du groupe écossais Whitehouse en 1980. Inspirée par la prose libertine révolutionnaire de Sade, Whitehouse délivre une musique d'une violence inouïe sur des textes scandés appelant à la satisfaction des instincts les plus extrêmes. Dès lors, le mouvement éclate entre diverses esthétiques. Dans la lignée de Whitehouse, on trouve Vagina Dentata Organ, Smell & Quim, Iugula-Thor, Lustmord, Taint et Intrinsic Action. Test Departement produit une musique percussive évoquant la dureté du travail en usine, politiquement engagé à l'extrême gauche et organise des tournées au profit des mineurs anglais en grève contre la politique de Thatcher. Nocturnal Emissions et Coil s'orientent vers la création de textures oniriques et calmes, proche de l'ambient. Un grand nombre de groupes anglais (Cabaret Voltaire, puis 23 Skidoo, Clock DVA, Chris & Cosey, Mark Stewart, TAGC, etc.) choisissent d'injecter davantage de rythmes dansants, ouvrant la voie aux groupes electro européens (DAF, Front 242, Nitzer Ebb) et canadiens (Frontline Assembly, Skinny Puppy). Le courant des musiques rituelles conjugue une imagerie païenne à des musiques électroniques sombres et étranges (Zoviet : France, Cranioclast, Psychic TV, Sigillum S, Jorge Reyes, Raksha Mancham).

La fin des années 80 a vu le mouvement se renouveler avec le label suédois Cold Meat Industry qui a produit des groupes très variés, tantôt oniriques et surréalistes (Deutsch Nepal, Inanna), tantôt à l'inspiration macabre (Lille Roger, Brighter Death Now, Archon Satani). Les Américains et les Japonais se sont mis à produire un grand nombre de groupes alors que jusque-là le mouvement était surtout Européen. Les américains et les japonais ont ceci de commun qu'ils rivalisent dans le jusqu'au-boutisme bruitiste. Les labels Relapse/Release et RRR, ainsi que les fanzines ND et Audio Drudge ont beaucoup favorisé l'éclosion de cette scène par une bonne diffusion de l'information et des disques, ce qui fait souvent défaut en Europe. Parmi les groupes les plus important, il faut citer au Japon Merzbow, CCCC, Masonna, Gerogerigegege, Diesel Guitar, Aube, Hijokaidan et aux États-Unis Haters, Macronympha, Namanax, Con Demek, Schloss Tegal, PBK. L'échantillonneur suscite aussi des vocations chez les amateurs de collages, cut-up, qu'on entends dans détournements les plus divers et parfois surréalistes de Nurse with Wounds, AMK, Big City Orchestra, Negativland, et dans une moindre mesure dans les compositions plus traditionnelles, proches du rap, de Consolidated, Some More Crime et Disposable of Hiphoprisy.
 
 

Propagation du bruit dans d'autres styles musicaux

Bien au-delà de la nébuleuse industrielle, de nombreux styles musicaux de diffusion plus large se sont inspirés des expérimentations électroniques. La musique industrielle, malgré sa faible diffusion n'a pas manqué d'influencer d'autres musiques, et parmi elles la techno, basée également sur une instrumentation électronique et sans paroles. Nombre d'amateurs de musique industrielle ont décidé d'évoluer vers la techno et certains sont devenus des acteurs importants du jeune mouvement. Le plus célèbre est Genesis P-Orridge, qui participe à l'organisation de rave depuis 1987 en Angleterre puis en Californie. Son groupe Psychic TV est parmi les premiers à produire de la acid house anglaise et sert de modèle à la tribu anglaise Spiral Tribe, fondatrice du mouvement des free parties techno et teknivals, mouvement techno alternatif très vivace actuellement. Throbbing Gristle fut le premier groupe à disposer les enceintes sous la forme de "mur" faisant face à l'audience, masquant parfois en totalité les musiciens, et braquant un éclairage stroboscopique sur le public, procédé généralisé par la suite dans les free parties techno. Le principe initial des raves consistait justement dans le fait que l'audience est au centre du spectacle et non plus les musiciens.

Achim Szepanski du groupe industriel P16D4 a fondé le très important label techno allemand 1000 plateaux. Les connexions ne manquent pas entre les deux mouvements, bien qu'elles soient ignorées de la plus grande partie du public techno. C'est dans le hardcore, l'acidcore et l'ambient qu'on trouve les influences musicales les plus nettes. L'agressivité, le bruit le plus extrême se retrouvent dans les deux premiers courants tandis que l'ambient développe les expérimentations sonores et les métissages pratiqués pendant les années 80 par des groupes comme Nocturnal Emissions ou Zoviet France. Il est symptomatique de voir des fanzines techno comme TNT, R-go ou l'échantillonneur faire régulièrement référence à la musique industrielle. Les jeunes musiciens de hardcore redécouvrent ce mouvement et puisent largement dans cette influence.

Certains groupes de rock se voient étiquetés "industriels" par la presse spécialisée (Ministry, Nine Inch Nails), parce qu'ils utilisent une thématique proche et leur musique, bien qu'utilisant force guitare et batterie, est agrémentée de nombreux échantillons de sons sales rappelant la noirceur des musiques industrielles. La vague des groupes "noisy" tels My Bloody Valentine, Jesus & Mary Chain ou Stereolab en Angleterre au début des années 90 annonçait également un retour du bruit industriel sur le devant de la scène, avec certes moins d'extrémisme, puisqu'il s'agissait de morceaux de rock simple recouverts d'un voile de saturation puissante.

Les musiques noires d'importation jamaïquaines comme le dub en particulier rencontrent la froideur industrielle dans le creuset des friches anglaises. Ainsi naissent le trip-hop, l'illbient et la jungle, au contact de l'instrumentation électronique et du goût pour les sonorités torturées. Des groupes tels que Massive Attack, Scorn, Muslimgauze regroupent des musiciens venant des horizons les plus divers, mais influencés par l'esthétique industrielle.
 
 

Conserver la musique industrielle

La musique industrielle, tout comme un certain nombre de courants musicaux nés en marge des musiques de grande diffusion, rend caduque la grille de classement tripartite habituelle des musiques (musique savante, variété, musiques traditionnelles). Cette musique n'a que peu de liens avec la tradition savante, mais n'a rien de populaire non plus. Il serait plus approprié de concevoir une catégorie à même de contenir des courants souterrains et récuser cette position héritée d'Adorno pour qui hors de la tradition savante point de salut, et d'assimiler tout le reste à une vulgaire opération commerciale. Cette dichotomie réductrice est très certainement à l'origine de l'absence quasi-complète de traces la musique industrielle au sein des Institutions culturelles françaises dont la vocation est la conservation.

Comment garder la trace d'un courant musical souterrain, connu d'un nombre finalement peu élevé de personnes ? La question peut aussi se poser de la nécessité même de cette conservation. Les acteurs du mouvement ne sont pas disposés à faciliter l'accès du plus grand nombre à la musique industrielle. Le slogan "Keep it underground" convient à une majorié d'entre-eux, dont la justification est de protéger un patrimoine de la récupération mercantile d'une part et de la digestion neutralisante opérée par les institutions culturelles officielles d'autre part, dont les médiathèques municipales font partie. Mais ce qui se présente comme la défense d'un patrimoine dégénère facilement dans un élitisme douteux et injustifiable opposé justement à la vocation démocratique de l'accès à la culture pour tous proposé par les médiathèques. La musique industrielle est malheureusement devenue le cha"non manquant menant aux musiques électroniques actuelles (ambient, electronica, trip hop, techno, etc.).

Emmanuel Grynszpan
 

 

DISCOGRAPHIE SÉLECTIVE
 

Musique industrielle première vague :
 

# THROBBING GRISTLE "The second annual report" [1977], Mute, 1991
"D.o.A. The third and final report of Throbbing Gristle" [1978], Mute, 
1991
"Throbbing Gristle" [1979], Mute, 1986
 # CABARET VOLTAIRE "Listen up with Cabaret Voltaire" [1978 - 1981], Mute, 
1990
  # SPK "Auto Da Fe", [1979 - 1983], Mute, 1993
 "Information Overload Unit" [1980] Mute, 1992
 "Leichenschrei" [1981], Mute, 1992
 # NON "Easy listening for iron youth" [1981 - 1985], Mute, 1989
 # WHITEHOUSE "Cream of the second coming" [1985 -1989], Susan Lawly, 
1990
 # ZOVIET FRANCE, ": soviet : France :" [1981], Charrm, 1990
 # LAIBACH "Nova Akropola" [1985], Cherry, 1988
 "Kapital", Mute, 1992

Exemples du paysage actuel des musiques industrielles :

 # NOCTURNAL EMISSIONS "Magnetized light", Musica Maxima Magnetica, 
1993
 # AUBE, "Stared gleam", Iris light, [1997]
 # ASMUS TIETCHENS + VIDNA OBMANA, MMM, 1992
 # BRIGHTER DEATH NOW "Great Death" [1991- 1994], Cold Meat Industry, 
1995
 # DEUTSCH NEPAL, "Benevolence", Cold Meat Industry, 1993
 # ENDURA, "Liber Leviathan", Aesthetic Death, 1996
 # INADE, "Aldebaran", Coldspring, 1996
 # MERZBOW "Venereology", Relapse, 1994
 # NAMANAX "Multi-phase electrodynamics", Relapse, 1993
 # PBK "Life-sense revoked", Lunhare, 1996
 # SONAR "Sonar", Daft,1996
 # VROMB "Le facteur humain" Ant-Zen, 1995
 
 
 

 BIBLIOGRAPHIE

 # THROBBING GRISTLE ; BURROUGHS, William S. ; GYSIN, Brion ; 
[entretiens et essais], San Francisco, REsearch, 1982, [en anglais]
 # INDUSTRIAL CULTURE HANDBOOK : [entretiens avec des artistes du 
mouvement undustriel], préfacé par SAVAGE, Jon ; San Francisco ; REsearch, 
1983, [en anglais]
 # MUSIQUES D'AUJOURD'HUI, actualités en 26 propos, [divers auteurs], 
Guéret, Conseil Général de la Creuse, 1993
 # FORD, Simon : Wreckers of civilisation, London, Black Dog, 1998
 # CHION, Michel : L'art des sons fixés ou la musique concrètement, Grenoble, 
Nota Bene, 1991
 # GRYNSZPAN, Emmanuel : La musique Industrielle et son Héritage, Esthétique 
de la Cruauté et Ambiguïté Idéologique, [Mémoire de Ma"trise], 
Aix-en-Provence, Université de Provence, 1997